Texte : Justine DEFRANCE
Kin peinait depuis plus d’une heure à tailler un passage à travers des broussailles épineuses, suivie de près par Palwynn. Cette forêt s’avérait de plus en plus impénétrable à mesure qu’ils progressaient mais elle le sentait : il y avait de la vie de l’autre côté. Ville, hameau, cabane, peu lui importait.
Ils devaient traverser cette forêt.
Cela faisait deux ans qu’ils n’avaient pas croisé âme qui vive, deux ans qu’ils avaient repris la route suite à la blessure de Kin. À ces pensées elle ressentit une douleur bien connue au niveau de l’abdomen, un frémissement le long de sa cicatrice, comme chaque fois qu’elle se remémorait ce souvenir.
Trois ans auparavant, Palwynn et elle étaient tombés face à l’une de ces créatures surgies d’un autre monde. Celle-ci n’était pas la plus impressionnante qui soit, plus ou moins de la taille d’un éléphant d’après les souvenirs que Kin avait de ces animaux, mais était dotée d’épines acérées qui recouvraient l’ensemble de son corps trapu. C’est en voulant faire diversion, tandis que Palwynn libéré de ses chaînes contournait la bête, que Kin avait reçu l’une de ces épines dans l’abdomen. Contrairement aux blessures plus traditionnelles celle-ci avait mit plus d’un an à cicatriser, forçant Kin et son compagnon à se retirer de nouveau du monde le temps de sa convalescence. L’attente avait été longue et Kin avait goûté une nouvelle fois à l’amertume de la solitude, avec pour seuls compagnons cette plaie qui ne se refermait pas et Palwynn, plus mutique que jamais. Le silence s’était abattu sur Kin et ne la quittait plus depuis. Où qu’ils aillent, ils ne trouvaient que villages abandonnés et terres en friche, comme si ce qui restait de l’humanité avait subitement disparu le temps de leur retraite.
Mais Kin le sentait : il y avait quelque chose à l’est, une vie qu’il lui tardait de trouver.
Cette vie lui devrait des réponses.
Alors qu’ils atteignaient la sortie d’une combe humide, de l’eau glacée jusqu’aux cuisses, Kin repéra un mouvement sur sa gauche. Ce n’était pas la première fois depuis qu’ils avaient pénétré cette forêt qu’elle éprouvait cette impression fugace d’être suivie, mais jamais de manière aussi précise.
D’un geste discret, elle saisit un couteau de lancer à sa ceinture. Si c’était du gibier, ils mangeraient. Sinon… Elle attendit, tous ses muscles en suspens. Palwynn s’était arrêté derrière elle. Lentement, patte après patte, une créature émergea du fourré qu’elle avait repéré et s’étira paresseusement en les regardant. Ce n’était qu’un chat. Pas un chat sauvage mais un gros matou roux, un chat de salon d’un genre qu’elle n’avait pas croisé depuis des décennies. L’animal soutenait son regard avec placidité et commença même à ronronner.
— Je connais les chats, tu sais. Je suis désolée, mais je n’ai rien à te donner.
Elle rangea son couteau. Son honneur la décourageait de mettre à mort une bête domestique, le gibier se devait d’être chassé pour être mérité. Face à ce geste le chat émit un miaulement rauque et s’élança avec souplesse vers la sortie de la combe. Il disparut dans les rochers peu après.
— Bon, eh bien je suis désolée Palwynn : nous n’auront pas de chat.
Parler seule l’aurait gênée par le passé mais lui faisait parfois du bien, désormais. Elle avait appris à traiter son sort et celui de son compagnon avec un certain cynisme. Elle reprit sa marche et tous deux s’extirpèrent à leur tour des rochers qui fermaient la combe, avec moins de souplesse que le félin qui les avait précédés.
Le soir venu, ils firent halte sous un rocher élevé leur offrant une protection naturelle contre le vent et la neige qui commençait à tomber. Kin avait lâché Palwynn, qui attendait docilement adossé à leur abri tandis que le lièvre chassé plus tôt cuisait lentement à la broche. La viande était encore saignante lorsque le chat refit son apparition, sans que Kin ait surpris le moindre signe annonciateur. Il s’assit au bord de leur modeste campement et lança un miaulement plaintif en direction du feu.
— Tu es le bienvenu mais tu auras les restes, le chat. Ce lièvre d’hiver n’est pas si gros.
Kin s’amusa à penser que ses seuls interlocuteurs étaient désormais un chat et un homme qu’elle aimait mais qui ne lui répondrait plus. Bel auditoire.
— D’où viens-tu ? Tu dois bien avoir un endroit où te nourrir, quand tu ne harcèles pas les voyageurs.
Le chat miaula de nouveau avec application, mais le sens de sa réponse demeura impénétrable.
Le repas expédié, Kin s’allongea près du feu. Elle espérait sortir de la forêt avant la fin de la semaine mais rien ne lui indiquait pour le moment qu’ils approchaient de l’orée. Elle fut tirée de ses réflexions, sur lesquelles le sommeil commençait à l’emporter, en voyant la boule rousse l’enjamber pour aller se faufiler vers Palwynn.
— Je n’irais pas le déranger, si j’étais toi.
Le chat l’ignora superbement et se frotta à son compagnon en ronronnant. Étrangement, Palwynn ne réagit pas le moins du monde à cette intrusion. Il était déjà lui aussi au bord du sommeil.
Le chat s’installa contre son flanc, et ses ronronnements achevèrent d’endormir les deux voyageurs.
Le lendemain, Kin et Palwynn progressaient toujours à travers les bois humides et leur lot d’embûches. La nuit avait été reposante, mais le feu retrouvé éteint au réveil les avait rapidement poussés à dégeler leurs articulations en reprenant leur marche. Le chat avait disparu, mais Kin s’était déjà étonnée de le voir traîner dans les parages une fois les reliefs du lièvre nettoyés. Une bonne partie de la journée avait eu le temps de s’écouler lorsque l’animal refit surface. Ou plutôt, Kin et Palwynn surgirent devant lui au détour d’un buisson. Le chat semblait les attendre, patiemment assis sur une vieille souche brisée, une souris morte entre les pattes.
— J’espère que ce n’est pas un cadeau en échange du lièvre, plaisanta Kin.
Pour toute réponse, le chat émit un miaulement bref et s’élança vers le nord. Kin s’apprêtait à reprendre son chemin en haussant les épaules, mais le chat se retourna vers elle et miaula de nouveau, plus fort. Son langage corporel indiquait clairement qu’il s’attendait à être suivi, et qu’il ne comptait pas être désobéi. L’exigence des chats était au moins aussi légendaire que l’étaient Kin et son compagnon.
La femme-renard se retourna vers Palwynn, hésitante.
— Je ne sais pas quoi faire, hasarda-t-elle sans attendre de réponse.
Elle se tourna de nouveau vers le chat, qui semblait désormais l’attendre patiemment.
Kin se serait moins émue des états d’âme d’un chat sauvage, mais un gros matou pareil avait forcément une maison. Peut-être qu’un village se cachait au cœur de cette forêt, finalement.
Elle était tentée de le suivre, mais l’imprévisibilité de ses apparitions depuis la veille la laissait quelque peu mal à l’aise. Elle se reprit. Ce n’était qu’un chat, après tout. Elle se remit en marche, en direction du nord cette fois. Au bout de quelques temps, le terrain se dégagea sensiblement.
Leur route les avait de toute évidence menés sur une ancienne drève, abandonnée depuis des années mais suffisamment large en son temps pour leur permettre de progresser plus rapidement.
Le chat trottait toujours en tête, ne se retournant que parfois pour s’assurer que ses compagnons le suivaient bien.
Le soir commençait déjà à tomber lorsque la drève déboucha sur une ancienne grille de fer forgé, tellement rouillée et usée par le temps qu’il suffit d’une poussée de Palwynn pour qu’elle s’effondre sur elle-même et libère le passage vers un chemin de terre encore relativement frais. L’atmosphère était différente dans cette partie de la forêt, plus lourde sans pour autant paraître inquiétante, comme un soir d’été avant l’orage. La température était toujours aussi froide et une fine couche de neige recouvrait le sentier, mais un sentiment indescriptible de chaleur envahit Kin, la mettant aussitôt sur ses gardes. Elle savait d’expérience que rien n’était beau ni gratuit dans ce monde, pas même une sensation.
Le sentier menait à un imposant manoir recouvert de lierre et à moitié effondré. Dans le jardin qui l’entourait trônaient encore d’anciennes statues et fontaines de pierre aux formes érodées.
Kin fronça les sourcils. L’endroit n’avait rien d’accueillant et il émanait à présent des lieux une odeur de putréfaction qui ne lui donnait aucunement envie d’explorer le bâtiment. Une bête morte devait pourrir à l’intérieur, voire plusieurs à en juger par l’odeur. Mais le chat avait tenu sa promesse muette. Il les avait guidés pour la nuit – et même si le lieu semblait inoccupé depuis longtemps, ils n’avaient pas rencontré de signe d’ancienne présence humaine depuis des semaines. Lui n’avait pas hésité à entrer dans le manoir, par la porte laissée grande ouverte. Kin hésitait encore mais Palwynn n’attendit pas et s’avança vers le bâtiment, ne lui laissant d’autre choix que de le suivre à l’intérieur.
Le flair de la femme-renard ne l’avait pas trompée, mais ce qu’elle découvrit à l’intérieur était bien plus important qu’une simple charogne animale. Dans les premières pièces, Kin dénombra pas moins de onze corps humains, d’époques diverses à en juger par leur accoutrement et leur degré de décomposition. Palwynn passait au-devant d’eux sans un regard, comme de coutume, mais Kin prit le temps d’examiner certains des corps au cours de son exploration du manoir. Ils étaient visiblement morts de blessures, certains au torse, d’autres au ventre. L’un des cadavres avait la tête fracassée.
Les morts reposaient tous au rez-de-chaussée, dans les pièces proches de l’entrée, comme s’ils s’étaient vidés de leur sang après avoir tenté de se réfugier à l’intérieur. Kin devinait que d’autres gisaient également dans les jardins. Elle suivit Palwynn jusqu’à une petite pièce au fin fond du manoir, au deuxième étage, dans laquelle se dressait un lit à baldaquins couvert d’une couche de poussière aussi épaisse que son édredon. Le chat s’était installé sur un tapis proche de la cheminée, comme à son habitude à en juger par les empreintes déposées dans la poussière. Au moins les corps étaient-ils loin, ici, et Kin retrouvait un peu de l’impression de chaleur qu’elle avait ressentie en pénétrant le domaine. Palwynn ne perdit pas de temps et s’assit de lui-même auprès du chat.
La nuit était tombée, à présent, et ils n’iraient pas plus loin ce soir-là en dépit de ce que lui inspirait cet endroit.
Kin le libéra pour la nuit et partagea une maigre portion de viande séchée avec lui. Le chat ne tenta aucune approche, cette fois, et se contenta de se lover contre Palwynn lorsqu’il s’allongea pour dormir. Comme la veille, ses ronronnements bercèrent les voyageurs alors que le sommeil les gagnait.
Kin pouvait presque s’imaginer un feu brûlant dans la cheminée, et la vie qui avait du habiter cette maison des décennies plus tôt. Elle se demandait ce qui avait pu arriver aux habitants du manoir, comme à tous les humains qu’ils auraient du croiser durant leur périple. La plupart des groupes étaient désormais nomades, mais cela ne justifiait pas de passer deux années entières sans rencontrer personne. Elle s’interrogeait aussi sur les voyageurs qui étaient venus mourir ici, mais le sommeil l’emporta avant qu’elle n’ait le temps de creuser davantage la question.
Kin se réveilla en sursaut. Elle supposa qu’un infime bruissement l’avait réveillée et, voyant la pièce baignée dans l’obscurité, se dirigea vers la fenêtre. À en juger par la hauteur de la lune, quelques heures seulement s’étaient écoulées depuis leur arrivée. La chambre donnait sur l’arrière de la maison, qu’elle n’avait pas encore eu le loisir d’observer. Kin lâcha un juron en découvrant le jardin qui s’étendait en contrebas : deux squelettes immenses, blanchis par le temps, gisaient au milieu des bosquets. Aucun doute n’était permis malgré leur état. La forme des os et leur gigantisme indiquaient clairement que ces créatures n’appartenaient à aucune espèce animale connue. C’étaient des créatures, de ces formes absurdes qui sillonnaient le monde sans but apparent depuis des générations. L’une d’elles semblait avoir été dotée de membres particulièrement longs, tandis que les os de l’autre étaient trop éparpillés pour juger de son apparence initiale. Seul son crâne, et surtout sa mâchoire, donnaient un aperçu de l’appareil mortel qu’elle possédait de son vivant. Si ces créatures étaient responsables de la mort des voyageurs, au rez-de-chaussée, au moins ne risquaient-ils pas de connaître le même sort. Kin reporta son regard au pied du manoir, dans un petit jardin clos orné d’une fontaine en son centre. Au moment où elle posa les yeux sur le jardin, elle vit le chat le traverser, mais sa destination était plus surprenante que tout le reste. Sur le banc qui faisait face à la fontaine, éclairée par la lumière de la pleine lune, se trouvait une fillette en chemise de nuit.
Le cœur de Kin se serra. Que pouvait bien faire une enfant ici, dans ce manoir désolé ?
Comment avait-elle pu survivre physiquement et mentalement au milieu de ce charnier et isolée de tout ?
Kin se tourna vers Palwynn, mais son compagnon dormait toujours d’un sommeil profond. Jugeant qu’elle pouvait encore le laisser seul quelques minutes sans que la malédiction ne réveille ses instincts les plus noirs, elle descendit à toute vitesse et trouva en peu de temps la porte qui menait vers l’arrière de la maison.
Dans le jardin qu’elle observait d’en haut un instant plus tôt, tout était calme. La fontaine était éteinte et tarie depuis longtemps et un silence de mort régnait sur le domaine. Kin passa entre deux haies encore relativement taillées et arriva en vue de l’enfant, qui caressait distraitement le chat installé sur ses genoux. La surprise saisit Kin sur place et la glaça lorsqu’elle comprit la scène dont elle était témoin. La fillette n’était pas éclairée par la lune : elle irradiait, d’une lumière diaphane qui ne semblait pas gêner le chat outre mesure mais qui ne laissait aucun doute quant à son statut.
Ce n’était pas la première fois que Kin croisait la route d’une revenante, mais jamais encore elle n’en avait rencontré une aussi jeune, d’apparence si innocente. Si ce n’étaient ses traits un peu trop étirés, propres aux personnes de son espèce, la lumière qui émanait d’elle et la légère transparence de sa peau, on aurait pu la croire simplement tirée du lit par une envie de promenade nocturne.
Kin s’approcha lentement. La revenante l’avait vue, à présent, mais n’avait pas réagi à son apparition.
Elle la suivait attentivement des yeux, un sourire avenant aux lèvres. Kin se réjouit égoïstement de ne pas avoir découvert de corps d’enfant dans le manoir, bien qu’elle se doutât que la jeune fille devait reposer non loin d’ici. Elle s’arrêta à quelques pas du banc et décida d’engager la conversation.
Après tout, ce revenant était ce qu’elle avait croisé de plus proche d’un être humain depuis deux ans, et peut-être pourrait-elle lui fournir des informations sur cette maison et ses défunts habitants.
— Ton nom.
La fillette la regarda calmement, sans comprendre. Décidément, Kin avait perdu l’habitude de converser avec d’autres qu’elle-même.
— Comment t’appelles-tu ?
Encore ce silence.
— Tu dois bien avoir un nom, si…
— Cœur d’Ambre. Je m’appelle Cœur d’Ambre.
Elle avait parlé dans un souffle. Kin l’évalua un instant. Était-ce vraiment son nom ? Au cours des siècles et à travers le monde, elle avait eu le loisir d’observer toutes sortes de modes et d’évolutions. Il devait bien avoir existé un monde où l’on pouvait appeler une enfant Cœur d’Ambre.
— Est-ce que c’est ton château ?
La fillette prenait son temps, caressant toujours le chat d’un air distrait. Kin attendit, cette fois.
— Oui, c’était ma maison. Je n’y vis plus maintenant. Je dois rester dans le jardin. Vous, vous dormez dans ma chambre.
— J’ignorais que c’était ta chambre. C’était la pièce la plus… Propre. De la maison.
— Oui. J’aimais que ma chambre soit bien rangée en toute circonstance.
— Je comprends. Peux-tu me dire ce qui s’est passé ici ? Depuis combien de temps es-tu toute seule ?
Cœur d’Ambre ignora totalement sa réponse, cette fois. Elle leva les yeux vers Kin, soudain plus assurée.
— Pourriez-vous retrouver mon portrait ?
Kin sourcilla, prise au dépourvu par la demande de la jeune fille. Elle savait d’expérience qu’il ne fallait pas froisser une revenante, même lorsque cette dernière lui arrivait à la taille.
— Ton portrait ?
— Oui, le portrait que m’avait fait faire maman. Quelqu’un l’a décroché, et je ne peux plus rentrer dans la maison depuis. Si vous le retrouvez, pourrez-vous le raccrocher à sa place ? Cela me ferait très plaisir. Ma chambre me manque, vous savez. Cela ne me dérange pas que vous l’occupiez pour le moment, mais j’aimerais la récupérer à l’avenir.
La franchise de Cœur d’Ambre tranchait soudain avec le ton évanescent de ses premières réponses, mais elle ne semblait proférer aucune menace cachée. Selon Kin, c’était l’innocence qui parlait.
S’ils devaient passer la nuit ici et si l’insomnie restait sa compagne, elle pouvait bien partir à la recherche de ce portrait. Peut-être la jeune fille lui fournirait-elle ensuite les réponses qu’elle espérait.
— Sais-tu où il a été rangé, pour la dernière fois ?
— Non. Je ne suis pas rentrée depuis cent ans, au moins. Les choses changent.
— J’en suis désolée. Je vais commencer tout de suite mes recherches dans ce cas.
Kin tourna les talons et retourna vers le manoir.
— Et s’il vous plaît, appela Cœur d’Ambre depuis son banc. Ne restez pas dans ma chambre quand Elle arrivera. J’aime que ma chambre soit bien rangée.
Kin se figea, et se retourna lentement vers la fillette.
— Qui ça, « Elle » ?
Les regards du chat et de Cœur d’Ambre étaient fixés sur elle, à présent.
— L’Abomination. C’est comme ça que je les appelle. Vous savez, ces grandes créatures informes qui parcourent le monde ? Il en arrive toujours lorsque des voyageurs viennent se réfugier ici.
Elle doit déjà être en route. Elles ont l’Œil pour repérer leurs proies.
Kin ne prit pas le temps de répondre cette fois, et courut vers le manoir. Que l’enfant ou le chat leur aient tendu un piège ou non, ils devaient quitter cet endroit immédiatement et mettre le plus de distance possible entre cette créature et eux.
— Ce serait vraiment bien que vous retrouviez mon portrait avant qu’Elle arrive, cria encore Cœur d’Ambre alors que Kin pénétrait dans le hall.
Elle se précipita dans la chambre où Palwynn dormait toujours profondément, mais ses efforts pour le réveiller se révélèrent vains. Jamais encore elle n’avait trouvé son compagnon si profondément endormi, plongé dans un sommeil dont elle ne pouvait le tirer. En posant la tête contre son cœur elle crut déceler un vrombissement inhabituel. Comme le ronronnement d’un chat imprimé dans son corps. Kin se redressa, remarquant au passage un clou vide au dessus du manteau de la cheminée. Bien. Si Palwynn ne pouvait être réveillée, sa seule chance était de trouver de l’aide auprès de Cœur d’Ambre, et cela passait par la recherche de ce damné portrait. Kin n’avait aucune envie de perdre son temps dans cette entreprise mais celle solution lui semblait la moins pire en l’état actuel des choses. Une rapide inspection de la chambre lui montra qu’il n’y avait aucune chance pour que le tableau s’y trouve encore ; elle bondit hors de la pièce et tomba nez à nez avec le chat, sagement planté au milieu du couloir.
— Toi, ne t’avise plus de m’approcher, grogna-t-elle. Elle hésitait à tuer l’animal sans autre forme de procès, mais le chat parut deviner ses pensées et prit la fuite vers un escalier dérobé.
Il se retourna malgré tout au dernier moment, et miaula dans sa direction d’un air agacé.
— Tu peux toujours courir.
Le chat insista, puis grimpa les marches qui menaient probablement à une sorte de grenier. Kin courut vers l’escalier à sa suite, dague en main, et s’engouffra dans ce qui s’avérait effectivement être un vieux grenier mansardé. L’air était plus sec ici, et l’odeur du vieux bois poussiéreux dominait tout autre parfum. Cette fois, Kin pouvait bien sentir la présence du chat au fond de la pièce. Elle ne l’avait jamais perçu si fortement auparavant, comme si l’animal avait enfin décidé de jouer cartes sur table avec elle. Elle prit le temps de le rejoindre, attentive au moindre piège. La voie était libre. Elle le trouva finalement assis sur un vieux cadre tout aussi couvert de poussière que le reste, dont il se leva prestement pour révéler, à travers les traces que ses pattes avaient laissé sur la peinture écaillée, le portrait de Cœur d’Ambre.
— J’imagine que tout cela fait partie de ton plan.
Alors qu’elle s’apprêtait à bondir sur le chat, ses sens l’alertèrent d’une autre présence bien plus inquiétante. Son ouïe perçut l’écho de chocs répétés, et son odorat releva le fumet saumâtre d’une créature marécageuse qui s’avançait vers le manoir. La créature, à n’en pas douter. Le chat se précipita hors de la pièce, et Kin le suivit. Avec une légère hésitation, elle décida finalement d’emporter le portrait avec elle. Elle dévala l’escalier et courut vers la chambre de Cœur d’Ambre, alors que l’écho des pas de la créature se faisait de plus en plus fort. Le spectacle qui l’attendait dans la chambre ne la laissa pas au bout de ses surprises, déjà bien malmenées depuis le début de cette nuit qui n’en finissait pas. Palwynn se tenait debout, la main sur le fourreau de son épée, face au chat assis droitement sur la couverture du lit. Kin n’avait pas le temps de chercher à comprendre ce que voulait l’animal, en fin de compte. Un œil vitreux apparut à la fenêtre de la chambre, immense orbite dégoulinant d’une créature au moins aussi grande que le bâtiment. L’œil disparut aussi vite qu’il était apparu, et Kin s’apprêtait à ordonner à Palwynn de s’éloigner lorsqu’une poigne à l’apparence presque humaine défonça la fenêtre et s’empara de son compagnon pour l’emporter au dehors. Kin se précipita vers l’ouverture laissée par le passage du monstre, impuissante pour le moment.
La créature mesurait bien huit toises de haut, bien qu’elle fût pour le moment repliée sur ses membres disproportionnés. Elle était dotée d’une tête de cerf allongée, aux bois couverts de mousse et d’algues pendantes. De tout son corps émanait une odeur de marécage confirmée par la couche de boue qui la recouvrait. Ses bras et jambes avaient une allure étrangement humaine mais étaient d’une longueur démesurée qui condamnait la créature à progresser repliée sur elle-même, inconfortablement. Palwynn avait eu le temps de dégainer son épée avant d’être happé par la bête et Kin put le voir asséner un large coup dans sa main griffue, la tranchant presque entièrement. Tombé au sol, il se redressa prestement et se tint face au monstre, prêt à parer la prochaine attaque. Il était de nouveau en terrain connu, mais Kin de son côté était loin d’être assez puissante pour l’aider.
Elle réalisa qu’elle tenait toujours le vieux portrait serré contre elle. Elle se retourna brièvement, peu désireuse de rater une miette du combat qui faisait rage au dehors. Le chat avait de nouveau disparu. D’un bond, Kin se plaça devant la cheminée et remit enfin le portrait à sa place avant de retourner suivre le combat. La créature avait tendu son autre main vers Palwynn mais avait subi le même sort. Kin s’autorisa à souffler. Malgré son gigantisme, ses mouvements étaient lents et elle ne semblait pas si menaçante. Son compagnon en viendrait certainement à bout.
— Il va gagner, confirma une voix derrière son oreille.
Kin se retourna en sursaut. Cœur d’Ambre se tenait là, à peine moins évanescente que dans le jardin. De près, l’étrange tiraillement de la peau de son visage rendait sa vision très inconfortable, et Kin se désola de nouveau pour cette enfant solitaire.
— Je te souhaite d’avoir raison, répondit-elle simplement avant de reporter son attention sur le combat.
— Je le sais. Le chat me l’a dit. Le chat est certain que Palwynn peut tuer la bête, sinon il ne l’aurait pas amené ici.
— Ton chat a de drôles de manières de demander de l’aide.
— Ce n’est pas mon chat, mais il est vrai qu’il est plutôt convaincant quand il veut. Merci beaucoup pour le portrait, ajouta le fantôme. C’est dommage que l’Abomination ait cassé ma fenêtre. Je vous avais demandé de ne pas rester là quand elle arriverait. Mais je ne vous en veux pas.
— Je suis désolée.
— Ce n’est pas grave, vraiment. Au moins, grâce à vous, je peux enfin rentrer chez moi. Les voyageurs précédents n’ont jamais cherché à m’aider.
— Il me semble surtout qu’ils n’en ont pas eu le temps.
En bas, le combat se terminait. Palwynn se trouvait maintenant debout sur le dos de la créature, recroquevillée au sol, et se dirigeait vers sa tête pour lui asséner le coup de grâce. Le soleil commençait à percer l’horizon de ses rayons, comme pour signifier lui aussi que le cauchemar de cette nuit pouvait prendre fin.
— Je vais te laisser, maintenant, déclara Kin en se retournant vers Cœur d’Ambre.
Il était hors de question qu’ils passent un instant de plus dans ce domaine, et Kin sentait que le chat ne les accompagnerait plus désormais. La tâche qu’il voulait les voir accomplir, quelque soient ses motivations, était terminée.
— À l’avenir, ajouta-t-elle en se dirigeant vers la porte, sois plus franche avec les voyageurs qui s’aventureront ici. Puisque tu n’as plus rien à attendre d’eux, préviens-les directement de la menace que représentent ces créatures et ne les laisse pas entrer.
— C’est promis, répondit Cœur d’Ambre. J’ai le chat pour me tenir compagnie. Et puis, de toute façon, vous êtes les premiers voyageurs à passer ici depuis des années.
— Je m’en doute. J’imagine que tu ne sais pas où ont pu passer les autres humains ?
— Non, pourquoi ? Ont-ils disparu chez vous aussi ?
— Peu importe. Au revoir, conclut Kin.
Elle laissa la chambre puis le manoir derrière elle, et rejoignit Palwynn à temps pour lui remettre ses chaînes. Une longue route les attendait vers le village qu’elle sentait, au loin vers l’Est.
Après le départ de Kin et Palwynn, Cœur d’Ambre resta un long moment postée à sa fenêtre.
Cela faisait si longtemps – depuis sa mort, en fait – qu’elle n’avait pas pu profiter de cette vue.
Elle ne craignait plus les Abominations depuis longtemps, mais de là-haut, elle se sentait plus forte. Elle vit le chat posté près du cadavre encore frais de la créature tuée par Palwynn, fidèle à son poste. Elle attendait avec lui, elle savait ce qui allait se passer. Sans qu’aucun bruissement ait annoncé sa venue, la Gentille Abomination apparut. Elle semblait affamée et se précipita sur le cadavre, déversant ses entrailles sur la pelouse. Cœur d’Ambre ne s’inquiétait pas du désordre : elle savait que le corps serait entièrement nettoyé avant que la créature soit repue. Elle ferait ensuite une longue sieste – bien que disproportionnée, la Gentille Abomination avait tout du chat, après tout – et repartirait dans sa tanière. Le gros chat roux, minuscule à ses côtés, salua sa mère d’un miaulement empli de fierté et préleva à son tour sa part de viande sur le cadavre de la bête.
La chasse avait été bonne, une fois de plus.