Texte : Alyciane CENDREDEAU
La montée fut plus aisée que prévu, aidée par quelques marches taillées dans la roche.
Sans doute les villageois possédaient autrefois un chemin pour descendre tout au fond, même s’il était désormais usé, à moitié effacé et enseveli sous les décombres, les plantes pourrissantes et la poussière. Le pied de l’autre côté, le petit groupe put enfin apprécier l’immensité du mont qui s’étirait devant eux, découvert désormais de sa brume persistante. Kin suivait le pas mais n’aimait pas la tournure du voyage. Les monstres ne la dérangeaient pas vraiment, mais les humains et les antres maudits n’étaient pas vraiment sa tasse de thé. Tout respirait la magie noire, la sorcellerie et les rituels sauvages. Tout ce qui l’avait mise dans le pétrin depuis le début. L’immense forêt sombre qu’ils pénétrèrent avait les cimes hautes, des talismans macabres attachés aux branches et battant au rythme du vent.
La silhouette d’une bâtisse de pierre apparut enfin entre les troncs noirs, se dessina tout à fait entre les racines tortueuses. Plus qu’une demeure, les niches et les statues creusées sous la mousse faisaient plutôt penser à un ancien temple perdu. Pas perdu pour tout le monde : quelques morceaux de bois obstruaient les semblants de fenêtres, quelques tissus rougeâtres accrochés flottaient en lambeaux sur les corniches plus hautes. Roar entra enfin, poussant un long rideau de colifichets étranges et cliquetants.
L’intérieur était enfumé, fleurant les épices et l’encens trop fort.
— Dame Léthée ? murmura l’assassin d’un ton naturel.
Pas de réponse. Kin entra elle aussi, traînant Pal sur le seuil.
Seul Plum s’immobilisait dehors, reniflant le danger.
— Ta sorcière ? interrogea la guerrière, attrapant nonchalamment un sordide bocal rempli d’yeux jaunes.
Roar sourit comme à son habitude, fouilla les pièces comme s’il les connaissait par cœur.
Le temple était assez vaste, mais seule une partie semblait encore servir de refuge.
— On pourrait presque dire ma mère, clama-t-il un peu amer.
Il était rentré dans une large salle au plafond brisé, laissant percer quelques rayons blafards.
Au centre trônait une étrange statue monstrueuse, ressemblant un peu aux araignées rencontrées dans la fosse. Un autel érigé autour laissait sécher de vieilles fleurs fanées et des graines comestibles éparpillées entre des bougies éteintes. Quelques talismans – mèches de cheveux, pattes de lièvres et doigts humains stabilisés – étaient déposés comme des offrandes sur la nappe grise.
— Qu’est-ce que… ? hésita Kin, jetant un coup d’œil sur le marbre noir de l’étrange divinité.
Le monstre était humanoïde, sans yeux ni visage du tout, mais entouré de huit pattes sordides. Ses longs cheveux lisses traînaient jusqu’au sol, s’emmêlaient comme une toile sur son corps fin et ciselé. À vrai dire, cette statue lui rappelait quelqu’un…
— Tu me rapportes une nouvelle héritière, Roar… ?
Une voix grinçante résonna derrière eux, accompagnée de cris de peur étouffés. Une vieille femme se tenait dans l’encadrement de la porte, serrant dans ses mains – des griffes tordues et noueuses – la petite Plum qu’elle tenait fermement.
— Dame Léthée, quel plaisir de vous revoir… souffla le jeune homme, un air malsain aux lèvres.
— Voilà des années que je ne t’ai pas vu, et tu réapparais comme ça ?
La vieille femme jeta un œil dégoûté sur les blessures de l’assassin.
— Roar ! cria enfin Plum, essayant de se libérer de l’étreinte.
— J’avais perdu espoir… continua la femme. Mais je veux bien te pardonner. Cette petite sera parfaite.
Kin observait la scène avec distance, commanda à Palwynn de reculer. Elle n’était pas ici pour se mêler d’affaires privées. Roar s’approcha enfin, la main sur la poitrine comme pour saluer.
— Ma Dame, je vous ai amené quelques amis…
Il dirigea son index vers les deux guerriers maudits, se baissa presque pour faire la révérence.
La sorcière prit enfin le temps de les regarder.
— Par tous les démons… Ils ont été touchés par l’Œil ! Et tu oses me les apporter au-delà de ma barrière ?!
Un souffle poussa brusquement la porte, la claqua violemment. Des feuilles mortes tombées au sol bruissèrent, s’envolèrent autour d’eux, et les bougies de la statue s’allumèrent d’un coup.
Kin posa la main sur son épée, la mâchoire serrée. Elle jeta un regard haineux vers Roar.
— Traître !
L’homme pencha la tête, surpris.
— Tu voulais une sorcière… en voilà une !
Un son de chaine lâchée. Palwynn leva son énorme lame, prêt à frapper les airs.
— J’aurais dû le laisser te tuer… continua de gronder la Renarde.
Elle bondit sur l’assassin, donna un coup vif sur ce dernier stoppé par une dague sortie de nulle part. Roar frémit, reprit ses appuis en tendant son visage vers la jeune femme.
— Ce n’est pas que je n’aime pas me battre avec toi, Kin…
Il fit glisser la lame, la dévia légèrement. Elle tomba directement sur son épaule dans un bruit sourd, le fil aiguisé cognant contre son os. Le sang gicla. Pourtant, il ne semblait pas surpris et sourit avec malice, attrapant le poignet de la guerrière, la plaquant contre lui.
— … mais ne perds pas de temps avec moi… continua-t-il d’une voix douloureuse.
Ses lèvres effleurèrent presque les siennes, partagèrent son souffle chaud et entrecoupé de souffrance. Il la lâcha enfin, tomba à genoux.
— Madame Kin ! supplia Plum, toujours entre les bras de la sorcière. Maintenant !
Sans hésiter, la petite fille mordit de toutes ses forces le bras décharné de la vieille femme. Aussi fort que Roar lui avait appris, encore plus fort que les prédateurs nocturnes qui avaient dévoré sa famille. Les tendons craquèrent et la grand-mère hurla.
— Petite peste ! bégaya-t-elle.
Plum s’était habitué au goût du sang, mais cela la répugnait toujours autant. Étrangement, celui qui coulait à cet instant dans la bouche avait une note étrange, comme une épice brûlante qui dévalait dans sa gorge. Une force énorme envahit alors ses veines, remonta jusqu’à son petit cœur d’enfant.
Elle posa le regard un instant sur Kin et des visions fugaces l’assaillirent. Elle vit une jeune femme aux cheveux argentés aux côtés de la guerrière, l’épée de Palwynn dans un arbre, des enfants masqués, une montagne en train de prendre vie… Elle entendit des noms sans parvenir à les relier à des visages trop flous : Anatael, Duskavale… Tout cela était trop rapide et rien n’avait de sens. Était-ce seulement réel ? Était-ce le passé de Kin qu’elle voyait là ? Ou alors… son futur ?
Les visions s’évaporèrent d’un coup. Combien de temps cela avait-il duré ? Même pas une seconde en temps réel visiblement, Plum sentant à nouveau le bras autour d’elle et le sang dans son gosier.
La sensation de force monta encore plus violemment en elle. une sensation de plus en plus ardente, de plus en plus dévorante.
C’était de la magie pure, une source puissante et directe qui était immanquablement aspirée en elle, sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi. Elle se sentit juste capable de tout, du meilleur comme du pire.
Alors elle attrapa la vieille femme, lui serrant fermement l’avant-bras, et coupa net ses pouvoirs d’un seul claquement de doigts.
Le vent se calma d’un coup, et la force magique qui entourait le groupe aussi.
Palwynn se lança instinctivement vers la brèche. L’immense armure brandit à nouveau son épée, menaçant la magicienne chancelante.
— Ne la tuez pas… souffla avec difficulté une voix derrière eux.
Mais la lame s’abattit une nouvelle fois.
À suivre… dans la future édition physique des Chroniques de Kin !