Texte : Alyciane CENDREDEAU
Une douleur vive réveilla l’esprit embrumé de Palwynn. Lui qui était perdu depuis des siècles, tournant en rond dans son âme fermée, arrivait quelques fois à trouver des éclaircis, des fenêtres de lucidité que l’entité noire n’arrivait pas à refermer. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, mais pourtant il percevait quelques mots, quelques caresses, quelques baisers invisibles qui le touchaient parfois. Kinora. Il se souvenait de ce nom, de ces flammes rousses, de cette femme qu’il aimait comme un fou et qui souffrait à cet instant précis. De celle qui l’avait retrouvée au milieu des bois sombres et qui l’avait emmené. Il savait le sacrifice qu’elle faisait en le traînant à ses côtés, et il voulait tant lui dire tout l’amour, toute la passion, toute la tristesse qu’il retenait en lui.
Mais rien ne pouvait plus sortir de cette bouche, de ce corps qui lui avait échappé.
Enfermé dans le tréfonds de son subconscient, il luttait donc de toutes ses forces pour se libérer de ces chaînes : pas celles qui le reliaient à sa bien-aimée, mais celles du monstre qui le retenait recroquevillé. De cette épée maudite dont ils n’arrivaient pas à se séparer.
La malédiction qui le rongeait l’avait rendu incroyablement fort, mais pas invincible.
Le craquement de son tibia résonna dans toute la faille, le tira de son état de mort cérébrale.
Ce ne fut qu’un instant, quelques secondes de liberté avant que le monstre ne revienne reprendre son âme, mais il vit clairement le visage blanc de son amante, ses beaux yeux étonnés et inquiets.
Il perçut le craquement des os d’enfants sous ses pieds, les arachnides qui plongeaient sur eux et sentit presque leur sang couler au contact de sa lame. La colère causée par ces lieux damnés commençait à s’apaiser, mais il voulait se raccrocher à quelque chose, ne pas disparaître à nouveau. Enfin, une silhouette étrange, un éclair noir avec deux étranges ailes d’os, fila vers eux.
Un autre visage qui rappelait le sien – sa jeunesse, sa vigueur d’autrefois – lui apparut.
Un goût amer remonta de sa gorge : peut-être était-ce à cause des fluides des monstres tranchés, ou peut-être était-ce le goût de l’envie. De la jalousie. Ce mot résonnait dans sa tête, comme s’il l’avait déjà entendu. Palwynn était impuissant ; il allait se rendormir à nouveau, et cela le rendait terriblement en colère. Puis le voile retomba sur son esprit, sa jambe ne lui fit plus mal, et il coupa d’un coup sec une autre créature arachnéenne qui tomba en deux. Il n’avait même pas eu le temps de l’appeler, de lui dire qu’il était toujours là, qu’il ne l’avait pas abandonnée. La colère le submergea un peu plus ; la bête l’envahit complètement et il leva bien haut sa lame au-dessus de sa tête.
Roar fit un pas en arrière, retomba sur un cadavre d’araignée juste derrière lui. Sa dague rencontra l’immense épée de Palwynn dans un choc terrible. Il poussa un gémissement, retint la lame de toutes ses forces pour ne pas se faire broyer. Derrière lui, Plum poussa un cri, l’étranglait à moitié en serrant ses petits bras autour de son cou. Kin se rua vers eux.
— Kin… ! J’ai besoin de ton aide… ! grinça Roar, prêt à tomber.
Son dard encore viable avait traversé l’une des interstices de l’armure, l’avait piqué au cou de toute ses forces, mais Palwynn ne bronchait pas. Derrière encore, un monstre araignée l’avait pris en chasse et l’attaquait aussi. Mais rien ne semblait l’arrêter.
La guerrière se libéra enfin d’une des créatures, attrapa les chaînes qui étaient tombées de sa ceinture. Palwynn relevait sa lame géante, s’apprêtait une nouvelle fois à attaquer, mais stoppa immédiatement.
— Haaaa…
— Ça va ? demanda la Renarde.
— C’était moins une… gémit l’assassin en désserrant l’étreinte de la petite fille sur son dos.
— Je crois… je crois qu’il ne t’aime pas beaucoup… pouffa la jeune femme en soufflant d’un coup.
— Sérieusement ?
Roar soupira, essuyant la sueur perlant son front. Il délivra enfin Plum qui tomba dans ses bras, jeta un œil vers l’immense armure qui se débarrassait du dernier arachnide.
— Ce n’était pas vraiment le moment de m’avouer ça… soupira enfin l’homme. Nous sommes littéralement au fond du gouffre.
Cette fois-ci, c’était Plum qui pouffait de rire. Elle était toujours en train de pleurer, mais le trait d’esprit semblait la ramener à la réalité. Ou peut-être que c’était juste nerveux. Elle se calma lentement cependant, agrippée à la cuisse de son ami.
— On remonte, ordonna Kin d’un ton impérieux. Il suffit de regrimper par là.
Roar grimaça de désapprobation, étirant sa longue silhouette noire.
— On vient tout juste de descendre, et la réception n’était pas de tout repos… murmura-t-il pour protester.
— Tu comptes camper ici ? répliqua la jeune femme.
L’homme ne répondit pas, l’air bougon. Il fouilla d’un coup les cadavres des créatures, se retint un instant d’attraper une patte pour l’emmener. Juste au cas où. Ses yeux s’arrêtèrent enfin sur un minuscule squelette, celui d’un bébé sans doute, écrasé sur les rochers. Ses ailes frémirent.
Kin sembla voir son trouble et commença à marcher.
— Ton ami vient tout juste d’essayer de me tuer… continua le jeune homme en soupirant.
— Il n’a pas réussi, tout va bien, conclut la guerrière.
— Je croyais qu’il ne pouvait plus réfléchir… ?
La jeune femme commença à grimper, tirant Palwynn pour l’inviter à faire de même.
Roar gronda comme un loup mécontent puis, ne préférant rien dire, se retourna vers Plum.
Cette dernière s’était perdue dans la contemplation des bêtes déchiquetées à leurs pieds.
— Tu viens ? l’invita le jeune homme, la main tendue pour l’accrocher à nouveau à lui.
— Roar, c’est drôle… Les pattes de ces créatures… on dirait les tiennes.
Roar haussa un sourcil, interloqué, puis jeta un œil vers l’une de ses piques. Il la bougea légèrement, un sourire amusé aux lèvres.
— C’est vrai, Plum. Peut-être qu’on est de la même famille, qui sait…
La petite fille plongea son regard dans celui de son ami. Il était noir comme les abysses, mais chaleureux, presque rieur. Elle sourit alors à son tour.
— Tu n’es pas un monstre, Roar… conclut-elle d’une toute petite voix.
À suivre…