1.3 – Kin

01 - Part 3 - Kin Texte : Pa Ming CHIU
Illustration : Anato FINNSTARK

Je pensais que tu étais morte, Kinora Nildun…
— Comme tout le monde, sorcière, comme tout le monde…
Kin a toujours détesté ce trou à rats. Ce mélange de fumets de bouillon de viandes et de Dieu sait quels obscurs mélanges de plantes, associés à la simple odeur naturelle de cette masure de bois sale et pourrissante, lui a toujours donné des hauts-le cœur chaque maudit matin où elle s’est réveillée ici. La sorcière pue tout autant. Kin ne l’a jamais vue se laver, ni laver quoi que ce soit d’ailleurs. Ni elle-même, ni les vieilles fripes délabrées dont elles s’habillent toujours et dont la couleur maronnasse n’a certainement rien à voir avec leurs couleurs d’origine. Elle pensait qu’elle finirait par s’habituer à ce florilège d’odeurs, mais ce ne fût jamais le cas.
— Et que viens-tu faire dans mon humble demeure ?
— Je suis à la recherche de quelqu’un…
— Je suis une chamane, je me fiche d’où se trouve les gens tant qu’ils sont vivants.
— Et une piètre chamane. Sinon tu aurais su que j’étais encore en vie.
— Et toi, tu surestimes l’affection que je te porte, ma belle. J’ai d’autres chats à fouetter vois-tu.
— Toujours fâchée donc.
— J’aurais mieux fait de me briser les os le jour où je t’ai trouvée…
Puis, comme lasse de cette conversation, la vieille femme malingre tourne le dos à Kin pour aller s’assoir sur son fauteuil près de la cheminée. Fauteuil qu’elle trouve aisément, malgré le bandeau sous la masse hirsute de cheveux gris qui cache ses yeux.
— Pourquoi t’être coupée définitivement de la lumière ?
— Je suis plus efficace ainsi. L’Œil est plus efficace ainsi. Mais je ne trouve toujours pas les vivants.
— Je ne viens pas à toi pour que tu m’aides à le trouver. Je suis déjà sur sa piste et il n’est pas loin d’ici. Je veux juste savoir… quel mal le ronge et comment je peux l’en libérer.
La vieille femme éclate de rire.
— Haha ! Tu es là pour le Loup Noir !
— Il a un nom. Il s’appelle Palwynn.
— Oh. Enfin quelque chose que je ne savais pas. Et le libérer dis-tu ? Quel rapport entretiens-tu avec lui ?
— Cela ne te regarde pas.
— Cela me regarde si je le veux. Si tu viens me demander service, le moins que tu puisses faire est de satisfaire ma curiosité.
Kin s’assoit à son tour sur un tabouret près de la chamane en soupirant.
— Il est l’homme que j’aime…
— Hahahahahaha ! Voilà qui devient intéressant ! Tu as donc un cœur maintenant !
— Ravie que cela t’amuse autant. Ce fou rire suffit-il comme rétribution pour ton aide ?
— Ton homme est perdu ma chérie… Il a touché une épée maudite appartenant à une autre réalité, et celle-ci lui a volé son âme…
— Je sais déjà qu’il a perdu la raison… Mais peux-tu être plus précise ? Quelle est la nature de cette épée et de cette malédiction ?
— Je ne sais pas d’où vient l’épée, mais je sais que ton Palwynn n’a plus rien d’humain à présent. C’est juste une bête sauvage. Si son corps échappe dorénavant au temps qui passe et ne peut plus vieillir, son esprit est brisé. Il n’a plus aucun souvenir de qui il était et ne songe plus qu’à tuer. Comme s’il était devenu lui-même l’épée. D’ailleurs, sépare le de celle-ci et il n’y survivra pas.
— Comment en sais-tu autant ?
— Sa malédiction l’a coupée de la lumière lui aussi. Il a également l’Œil à présent et cela nous connecte d’une certaine manière. Tout comme moi, il n’a plus vraiment besoin de ses sens normaux. Cela n’en fait qu’un meilleur assassin… Approche-le à moins de dix toises et il te découpera. Comme il a découpé toutes les innocentes victimes qui ont eu le malheur de croiser sa route. Ce n’est pas pour rien qu’il est aussi recherché et que les primes sur sa tête sont si extravagantes. Si tu veux vraiment le sauver, tu dois le tuer.
— Et si je me refuse à le tuer ?
— Alors c’est toi qui périras.
Les poings de Kin se serrent.
— Il y a forcément un autre moyen… forcément… Et s’il y en a un, tu dois le connaitre !
— Humm…
La vieille femme se perd dans ses pensées pendant un moment. Ce moment semble durer une éternité pour Kin.
— Il y a peut-être quelque chose à essayer en effet, mais seras-tu prête à en payer le prix…?
— Je suis prête à payer n’importe quel prix.
— Mon dieu… Toutes ces belles déclarations au nom de l’amour. Quelle triste naïveté. Je me demande si je ne préfère pas encore l’enfant gâtée d’autrefois, la cuillère dorée à peine sortie de la bouche, qui n’aimait qu’elle-même…
— Je le fais aussi pour moi… J’ai besoin de lui demander pardon… Parle ! Quel est ce moyen ?
— Tu dois partager sa malédiction.
— Partager sa…
— Je peux créer un lien entre vous deux. Mais mesure bien ce que cela signifie… Je vais avoir besoin d’apposer trois sortilèges sur ce lien… Le premier lui enlèvera toute volonté agressive et il deviendra alors ton esclave…
— Cela serait parfait, le temps de le maîtriser pour…
— Cesse de m’interrompre et écoute moi bien jeune fille. Ce sort n’a rien de temporaire. Tu ne pourras plus jamais retirer ce lien. Retire-le et il tuera immédiatement à nouveau tout ce qui bouge alentour… La puissance du sort vous liera toutefois encore quelques dizaines de minutes mais laisse-le en liberté trop longtemps et il s’en prendra de nouveau à toi…
En revanche, le lien a peut-être des chances de réveiller chez lui quelques souvenirs de votre passé commun, mais je ne peux rien promettre non plus de ce côté…
— C’est donc là le prix à payer ?
— Ce n’est pas le seul… Pour être certaine que cela fonctionne, je vais devoir apposer un autre sort sur ce lien, utiliser une magie primordiale qui te mettra sur le même plan de réalité physique que lui. Tu garderas la raison et tu n’auras pas l’Œil car tu ne seras pas liée directement à l’épée maudite, mais le temps n’aura plus prise sur toi non plus car tu seras physiquement liée au porteur… En revanche, s’il se fait tuer, tu mourras avec lui… C’est cela que je voulais signifier en parlant de partager sa malédiction.
— Je ne veux pas de l’immortalité ni d’un esclave pour toujours, je veux…
— Peu importe ce que tu veux. Je n’ai rien de mieux à te proposer.
Les larmes montent aux yeux de Kin, et c’est bien la première fois que la chamane voit la jeune femme s’émouvoir à ce point.
— Et le troisième sort ? demande Kin.
— Il servira à rendre ce lien inusable. Tout comme vos corps.
— Soit.
— Réfléchis bien… Sache aussi qu’à partir de l’instant où ton corps sera immuable, tu perdras également une partie de ta féminité. Tu ne pourras plus enfanter. Es-tu vraiment prête à devenir une femme-renarde pour sauver le Loup Noir ?
— Ha… cette foutue ironie du sort…
— Que veux tu dire par là ?
— Ce serait trop long à te raconter maintenant, et je t’en ai déjà dit bien assez… Très bien sorcière. Que te faut-il pour créer ce lien ?
— Triste folie en réalité que l’amour…
— Laisse m’en seule juge.
Elle n’a pas hésité bien longtemps, se dit la chamane. Au moins, ses sentiments sont sincères. Stupides mais sincères.
— Tu l’auras voulu… Trouve-moi deux paires de menottes, une chaîne assez longue, des outils permettant de les travailler et je m’occupe du reste. 

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