Texte : Emilie LEVRAUT
Illustration : Lillycat
Elle avait faim, elle avait froid, et elle était épuisée. Elle n’en pouvait plus de cet hiver qui n’en finissait pas. Partout, la neige. Le sol était couvert de poudreuse blanche, dans laquelle on s’enfonçait, dont on s’extirpait avec peine, et qui rendait chaque pas douloureux et éreintant.
Kin essayait de ne pas trop penser à ses pieds. Cela faisait des jours qu’elle marchait en quête d’un abri, et ses bottes de cuir avaient renoncé à garder ses jambes étanches. L’humidité avait pris place à l’intérieur des chausses, et chaque mouvement provoquait un dégoûtant bruit de succion. Malgré toute sa concentration sur autre chose, parfois, la sensation spongieuse parvenait à se frayer un chemin vers son esprit, et Kin grimaçait.
Elle regrettait de s’être coupé les cheveux. Elle l’avait fait il y a quelques semaines par curiosité, en se demandant si la malédiction les aurait fait revenir dans l’heure. Mais non, ils repoussaient à vitesse normale et elle sentait à présent un vent mordant s’engouffrer sous sa capuche pour lui geler la nuque.
La chaîne de Palwynn lui semblait de plus en plus lourde à traîner. Mais son compagnon ne semblait pas autant affecté par le froid. Ou du moins, il n’en montrait rien…
Les yeux rivés au sol, Kin avançait, coûte que coûte. C’était la condition à sa survie. Si elle tombait, si elle s’endormait, jamais elle ne trouverait la force de se relever. Elle fermait parfois les yeux, dans un semi-endormissement, qui n’était guère réparateur. Guidée par son instinct, elle continuait pourtant à mettre un pied devant l’autre. Devant elle, derrière, à ses côtés, des arbres, si hauts qu’on n’en voyait pas les cimes. Dans une vaine tentative pour s’orienter, elle cherchait par moment un indice. Le soleil, la lune, n’importe quoi de fixe qui puisse la guider. Mais le ciel gris et la neige irradiaient d’une lumière terne et mate, de jour comme de nuit, et ne laissait deviner aucun repère. Kin était condamnée à errer sous les flocons.
Une crampe d’estomac la força à s’arrêter. Pliée en deux, elle pratiqua quelques exercices de respiration, supposés calmer la douleur. Sans grande efficacité, malheureusement. Néanmoins, le mal passa, comme à chaque fois. Quand enfin elle put se redresser, elle s’accorda une brève pause. Les yeux fermés, elle renversa la tête en arrière et offrit son visage aux flocons. Et si… ? Sa pensée hésita. Et si elle s’asseyait là, sous un arbre, et acceptait enfin le sommeil ? Ça semblait si réconfortant… Pourquoi ne pas céder à l’appel du repos ? Que se passerait-il ? Elle ne pouvait pas mourir, son sort ne serait vraisemblablement pas celui du péquin lambda. Elle ne mourait pas de froid, pas plus qu’elle ne mourrait de faim. Pourquoi, dans ces conditions, lutter encore ? Elle pouvait se résigner, il n’y aurait pas de conséquences.
Mais dans un sursaut, elle balaya cette analyse. Au fond d’elle, il restait un instinct primaire, cette impulsion commune aux vivants, cette peur de la mort qui leur permet de rester en vie. Et si cette fois…
Non ! Elle était Kinora Nildun, et elle ne s’était jamais soumise. Elle n’allait pas commencer aujourd’hui, contrainte par son corps ! Ce tas de chair inutile était au service de son esprit, et il obéirait. Il était temps de reprendre la route. Avec lassitude, elle leva un genou, puis l’autre, et ses pas lourds la portèrent à nouveau. Autour d’elle les arbres défilaient lentement, le précédent identique au suivant, dans une ronde hypnotique, qui n’aidait pas à rester éveillée.
Aussi, quand brusquement la répétition cessa, que le paysage s’ouvrit sur une immense plaine, Kin sursauta. Eblouie, parfaitement réveillée maintenant, elle contempla l’horizon. Aussi loin qu’elle puisse voir, du blanc, du blanc, du blanc. Sur le sol, dans le ciel. Aucun arbre ne venait rompre cette éclatante monotonie. Hébétée, elle ne pouvait assimiler les conséquences de ce paysage. Sa vue n’allait-elle donc pas s’ajuster pour découvrir, pas si loin, de la fumée qui sortirait d’une cheminée ? Elle chercha longtemps, mais non. Un sanglot monta dans sa gorge et elle étouffa avec peine un gémissement. Mais qu’est-ce qui lui avait pris ? Elle n’en pouvait plus de cette solitude à deux. Elle voulut se retrouver. Vivre quelque chose de nouveau. Revenir avec des aventures à raconter. Elle laissa échapper un rire amer. Elle fut bien inspirée !
Elle ravala ses larmes. Elle ne pouvait pas se permettre de pleurer. Ses larmes gèleraient sur ses joues, et ce serait insupportable. Certes, le corps n’était qu’un outil. Mais un outil perspicace qui savait s’imposer. La douleur était, elle, toujours très réelle.
Il fallait prendre une décision. Marcher dans l’immense champ qui se déroulait devant elle ne la mènerait nulle part. Elle y serait exposée, silhouette sombre dans cette infinité blanche. Non, elle n’avait guère le choix. Elle devait retourner dans la forêt, et trouver de quoi manger. Quelle ironie que son immortalité ne l’ait pas libérée des besoins humains primitifs… Peut-être que sa condition était encore trop récente ? Il ne s’était écoulé que quelques années depuis sa transformation. Peut-être finirait-elle pas s’habituer à cette sensation de faim, qui n’était probablement qu’un vieux réflexe auquel son corps s’accrochait.
En attendant, elle devait trouver à manger, et vite. Elle serait bientôt trop faible pour bouger. Mais en plein hiver, ce serait difficile. Aucun végétal ne subsistait. Il lui faudrait chasser. Elle grimaça. Cela signifiait mobiliser ses dernières forces, et assumer de potentielles lourdes conséquences en cas d’échec.
A moins que… Songeuse, Kin réalisa qu’elle avait sans doute des ressources inespérées au fond d’elle-même. Elle était la femme-renarde. Il était temps de laisser derrière elle son humanité et d’accepter que la prédatrice prenne le dessus.
Elle retourna dans la forêt. Sous un arbre, à-peu-près à l’abri des éléments, elle fit signe à Palwynn de s’asseoir. La nuit tombant, le guerrier s’endormit rapidement.
Kin détacha alors la chaîne.
Elle savait maintenant que tant qu’il dormait et qu’elle lui remettait l’entrave avant son réveil, elle n’avait rien à craindre. S’il venait à se réveiller prématurément, si leur lien devenait moins fort, l’Oeil le lui ferait ressentir bien assez tôt pour y remédier.
Paisible, recroquevillé dans sa lourde armure sous sa sombre cape, le Loup Noir ressemblait plus à un ours en hibernation à présent.
Kin posa ensuite son sac et son épée. Elle hésita. Elle ne pouvait se résoudre à la déposer sur le sol. Elle ôta sa cape, l’enroula dedans et la cala contre le tronc. Puis, une idée en entraînant une autre, elle songea à se dévêtir. Ne serait-elle pas mieux nue, sans tissu qui la gratterait, l’entraverait ? Mais il faisait si froid… Pourtant, elle savait que c’était de cette façon qu’elle devait procéder. Se libérer de son humanité. Alors, elle défit épingles, broches, boutons et lacets et laissa tomber au sol son chemiser, son pantalon, ses lainages. Et totalement nue, elle huma l’air glacé.
Concentrée pour ne pas grelotter, elle essayait dans le même temps d’invoquer la renarde en elle. Mais elle ne pouvait penser qu’aux flocons qui se déposaient sur sa peau glacée. Les bras le long du corps, elle tentait de faire abstraction, mais plus elle s’efforçait d’oublier, plus elle y pensait. Au bout de longues minutes, agacée, elle s’ébroua. Elle devait changer de technique. Elle essaya alors d’accueillir le froid. Elle ne pouvait pas l’éviter, ni l’ignorer, il lui fallait donc l’intégrer. Par réflexe, elle s’accroupit, dans une piètre tentative de conserver sa chaleur.
Les pieds bien plantés dans le sol, elle remua les orteils dans la terre gelée. La matière s’infiltra sous ses ongles. Elle observait le phénomène, fascinée. Elle avait le sentiment de se faire aspirer, d’être absorbée, de devenir la terre. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. Il n’était pas dû au froid. Une odeur lui parvint, subtile mais entêtante. Une biche. Elle releva les yeux. La piste de sa proie lui apparaissait parfaitement claire. Elle pouvait presque voir les effluves. Un craquement retentit au loin, et mit l’ensemble de son corps en alerte. Chaque muscle était tendu, prêt à propulser Kin dès qu’elle serait sûre. Le froid n’avait plus d’importance. Ce n’était plus qu’une donnée lointaine, inutile. Seule subsistait la faim, et la renarde en elle savait comment la calmer. Elle trouverait cette biche.
Nouveau bruit. Kin bondit. Guidée par son flair, son ouïe et son instinct, elle poursuivit sa cible. Elle fila à travers la forêt, fluide comme le vent, rapide et invisible. Elle stoppa soudainement. Elle se rapprochait, son nez le lui disait. La biche était seule, loin de sa harde. Pourquoi ? Dans une réminiscence humaine, Kin haussa les épaules. Qu’est-ce que ça pouvait faire ? Tant mieux pour elle, et tant pis pour le cervidé.
Elle reprit la chasse. Malgré son ventre tordu de crampes, elle prenait plaisir à cette course. Les branches griffaient ses flancs, des feuilles s’emmêlaient dans ses cheveux, la crasse recouvrait sa peau. Sa transformation n’était plus seulement spirituelle, elle devenait corporelle. Kin devenait une incarnation, un avatar. Son surnom ne lui avait pas été donné en vain. Oui, elle était la femme-renarde. Définitivement. Tout cela avait été très théorique, jusqu’ici. Un simple changement, annoncé par une vieille à moitié sénile. Désormais, elle comprenait, elle acceptait. Elle était la femme-renarde, et elle courait pour assurer sa survie. Rien d’autre ne comptait.
L’odeur musquée guidait ses pas. Elle trottinait gentiment au début de sa course, veillant à économiser ses forces. Mais plus l’odeur devenait forte et épaisse, plus Kin accélérait. Elle essaya de se contenir, mais son corps trépignait, et à un moment elle céda. La renarde prit le dessus sur l’humaine. Et subitement l’odeur fut presque solide. Oui, sa proie était proche, très proche.
Kin guettait le moindre mouvement. Son œil fut attiré par un à-coup, au loin, derrière les arbres. Elle s’arrêta, en alerte. Elle s’accroupit, et avança lentement, silencieusement. Oui, la biche était bien là, une vingtaine de mètres devant elle. Elle cherchait les quelques rares végétaux qui pourraient la nourrir. Il s’agissait de la jouer fine, désormais. Mais la renarde en elle avait confiance. Elle savait.
Inquiète, la proie ne fouillait plus le sol. Elle cherchait d’où venait son angoisse sourde, le museau en avant. Elle hésita. Devait-elle bondir, s’enfuir, ou rester là, à brouter avidement les petites pousses vertes ?
Lentement, elle opta pour la deuxième option. Mais elle n’était pas rassurée. Elle avait juste décidé que sa faim primait sur sa sécurité. Un choix que tout herbivore faisait, à chaque instant de son existence. Et parfois, c’est le mauvais.
Kin bondit, se saisit du cou de la biche terrifiée, et s’accrocha, ses ongles tels des serres, plantés dans sa peau. Et elle mordit. Mais le cuir de sa victime était épais, et les mouvements désordonnés et improvisés de sa monture ne rendaient pas l’abattage facile. Pourtant, cramponnée, Kin ne lâcha pas. Son avatar carnivore savait faire. Alors elle le laissa diriger. Un peu étonnée de la faiblesse de sa mâchoire, la renarde persista. Elle croqua, déchira, blessa et lacéra. Et la biche, épuisée, couverte de sang, finit par s’écrouler, vaincue. Encore frémissante, elle sentait les dents qui arrachaient sa chair, la chasseuse victorieuse qui se repaissait de son sang.
Il fallut plusieurs heures à Kin pour retrouver son humanité. Elle se redressa et constata, horrifiée, le cadavre déchiqueté. Bien que combattante aguerrie, elle avait toujours préféré tuer proprement. Elle n’appréciait guère la torture. Et à ses pieds, un véritable gâchis s’étalait. Elle avait fait ça ?
“Nous avons fait ça” corrigea une voix intérieure.
Ce “nous” la rassura. Oui, ce n’était pas tout à fait elle. Plus maintenant.
Brusquement, elle prit conscience qu’elle avait froid. Elle se souvint qu’elle était nue. Lentement, elle retourna à son point de départ et se revêtit. Palwynn dormait toujours.
Kin se sentait lourde et heureuse.
Elle était repue.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.