3 – Les Masques

03 - les MasquesTexte : Pa Ming CHIU
Illustration : Anato FINNSTARK

I.

Dès l’instant où ils pénètrent dans le village, Kin sent les présences.
Pas besoin de l’Œil pour cela.
Elle entend des bruits, malgré le son de la pluie battante, qui ne sont pas des bruits d’animaux sauvages.
Elle voit les ombres bouger derrière les volets de certaines maisons et derrière les murs d’autres.


Plus ils s’enfoncent au milieu des habitations, plus ils sont encerclés. Pour autant, Kin ne se sent pas vraiment en danger. Vu leur capacité de discrétion, ce ne sont à priori pas des combattants, mais juste des villageois apeurés.
Finalement, un homme se présente face à eux et leur intime de s’arrêter d’un geste de la main, et une dizaine d’autres sortent alors de leurs cachettes, armés de fourches, de serpes et autres outils de paysans. Comme elle le supposait, c’est loin d’être des guerriers. Elle remarque aussi qu’ils ne sont pas très jeunes. Aucun d’entre eux ne doit avoir moins de la trentaine ou de la quarantaine, alors que c’était des âges rarement atteints en son temps. La durée de vie moyenne des humains a-t-elle à ce point augmenté en quelques siècles ? Kin se surprend de sa propre réflexion. Ne se considère-t-elle plus, elle et Palwynn, comme des « humains » ?
L’homme qui les a arrêtés, encore plus âgé que les autres à en juger ses traits tirés et sa longue barbe blanche, prend alors la parole.
Que faites-vous ici ?
— Cela fait plusieurs villages que nous traversons et c’est le premier où nous trouvons de la vie. Même la grande cité de Kaala n’est plus que ruines. Nous pourrions vous retourner la question.
— Cette cité n’a toujours été qu’une ruine… D’où diable sortez-vous ?
— Du fin fond des montagnes du nord, à huit jours de marche d’ici. C’est… C’est la première fois que nous en sortons.
Elle sent bien qu’elle ment mal. Dieu sait pendant combien d’années elle n’a pas eu à tenir une discussion. A croire qu’elle ne sait plus faire. En tout, cela l’épuise déjà, et le son de sa propre voix lui semble presque étranger.
— Soit… Mais surtout… en qui ou quoi croyez-vous ?
Cette question décontenance quelque peu Kin. Qu’attend-il comme réponse ? Quelle peut bien être la religion en ces jours où des géants sans tête foulent les montagnes ? Elle sait à quel point les Hommes peuvent devenir fous au nom de ce qu’ils croient et que sa réponse peut potentiellement aboutir à un bain de sang. Leur sang aux villageois bien évidemment. Et elle aimerait autant éviter ça. Elle a des tonnes de questions à poser.
Mais ne sachant de toute façon que répondre d’autre, elle choisit d’être honnête.
— J’ai vu assez de choses, ou trop peu, pour croire en une quelconque divinité…
— Vous ne croyez donc vraiment en rien… ?
— Je crois que chacun est maître de son propre destin. Est-ce une bonne chose ou pas ? Je ne saurais dire… Et ce n’est peut-être pas la réponse qui vous sied mais telle est ma vérité. Je ne me fie qu’à moi-même et à ma lame.
Pour seule réponse, Kin n’a que le bruit sourd de la pluie sur les baraquements en bois et la boue. Son interlocuteur semble pour le moins hésitant. Kin serre alors la chaîne de Palwynn et se prépare à toute éventualité, mais le vieillard finit par reprendre la parole.
— Votre façon de parler est… étrange… Retirez votre capuche pour que je voie votre tête.
Malgré la fermeté de la demande, le ton se veut calme, posé et rassurant.
Kin s’exécute donc. Une fois son visage dévoilé, les hommes autour commencent à chuchoter entre eux. Dans les bribes de phrases qu’elle saisit, elle distingue notamment « Ce n’est pas elle… ».
Elle en entend aussi qui louent sa beauté, ce qui la flatte plus qu’elle ne veut bien l’admettre. Cela n’était pas arrivé depuis longtemps après tout.
— Et qui est votre prisonnier ? Et que porte-il dans son dos sous cette cape ?
— Ce n’est pas mon prisonnier. Et je n’en dirais pas plus sur lui. Vous avez juste à savoir que vous n’avez rien à craindre de lui tant qu’il est avec moi. Je vous le garantis. Et vous n’avez rien à craindre de moi non plus. Je souhaite seulement vous poser quelques questions et nous partirons d’ici ensuite.
— Attendez… Vous parliez de votre « lame »… Vous êtes des mercenaires ?
— Nous l’étions autrefois…
— Vous pouvez peut-être nous aider alors… En échange, nous répondrons à tout ce que vous voulez demander et nous ne possédons pas grand-chose mais… le soir est en train de tomber, la pluie n’est pas prête de se calmer et je vois que vous voyagez léger. Nous pouvons vous offrir gîte et couverts. Même pour plusieurs jours si nécessaire.
Allons bon. Après ses propos nébuleux et le peu de cohérence de ses demi-mensonges, les villageois feraient mieux de se montrer encore plus méfiants. Mais au lieu de cela, ils veulent l’accueillir. Ils sont soit stupides, soit vraiment désespérés, se dit Kin. La seconde option lui semble plus probable.

Le vieil homme se présente alors et invite Kin et Palwynn à le suivre d’un signe de la main.
— Je me nomme Winnicott et je suis le chef de village… Continuons cette discussion au sec si vous le voulez bien…
Pourquoi pas après tout, se dit Kin. Cela ne semble pas être un piège et si leurs intentions étaient hostiles, les villageois auraient chargé tout de suite au lieu de poser toutes ces questions.
Ils suivent tous deux le doyen, accompagné de trois autres hommes plus imposants – probablement sa « garde rapprochée » – , dans la masure la plus proche.
Une fois à l’intérieur, Winnicott s’assoit à une table pendant que deux des costauds se mettent autour de lui et que le troisième s’affaire à lancer un feu.
Kin constate que la maison semble être inhabitée depuis un moment. Il n’y a aucun ustensile pour le quotidien et une couche de poussière recouvre les rares meubles. La bâtisse en pierre est sommaire mais semble solide, le plancher grince un peu mais pas trop et le toit de bois et de chaume n’accuse aucune fuite malgré la pluie battante qui le martèle. Il n’y a donc pas de raison de laisser cette habitation vide. A moins que…
La guerrière s’assoit à son tour, tandis que Palwynn reste debout à ses côtés. Elle prend évidemment soin de choisir la chaise du côté du mur sans fenêtre. Bien que Kin ne se sente pas menacée présentement, elle conserve de vieux réflexes pour minimiser les risques d’attaques furtives dans le dos.
Elle se dit aussi que les chaises, bien qu’en bois ancien, sont en très bon état à l’instar des autres meubles. Aucune raison de laisser tout cela à l’abandon une fois de plus.
— Je peux vous offrir de quoi vous restaurer ?
— Ça ira pour l’instant. Commencez par me dire ce que vous voulez.
— C’est bien simple… Nous avons besoin de votre protection…
— J’imaginais bien quelque chose dans ce goût-là. Il faut vous protéger de qui ou de quoi ?
— De l’arrivée prochaine des Masques…
— Et qui sont ces Masques ?
Winnicott semble choqué de cette réponse. Il doutait de la sincérité de cette jeune femme quand elle disait n’avoir jamais quitté sa montagne, mais c’est peut-être bel et bien le cas en fait.
— Vous ne savez donc vraiment pas qui sont les Masques ?
— Quel intérêt aurais-je à vous mentir ?
— Je vois… C’est donc vrai que vous avez vécu tels des ermites…
— Et c’est précisément pour cela que j’ai des questions à vous poser.
— Que voulez-vous savoir par exemple ?
— Hum… Par exemple, que sont ces créatures gigantesques qui marchent au-dessus des montagnes ?
— Ah… les Avalanches.
— Les Avalanches ?
— On les appelle ainsi, car elles n’apparaissent qu’au-dessus des montagnes. On dit qu’elles sont l’incarnation de la peur que les hommes ont des avalanches… Est-ce vraiment le cas ? Allez savoir… En tout cas, elles ne sont pas dangereuses à priori. Enfin, il ne faut juste pas se trouver sur leurs chemins et sous leurs pas… Et attendre qu’elles disparaissent. Personne ne sait en revanche où elles s’évanouissent ensuite… Probablement dans une autre réalité…
— Cela ne me dit pas non plus d’où elles sortent.
— Là encore, je ne peux vous apporter une réponse certaine. On raconte que les Avalanches, et d’autres créatures encore plus ignobles et surtout plus agressives, seraient le fruit des rituels des Oniromanciens. Comme j’imagine que vous ne les connaissez pas, c’était une ancienne secte, aujourd’hui disparue, qui était convaincue que rêves et cauchemars n’étaient que des visions de réalités alternatives… Il se sont livrés à de la sorcellerie interdite pour tenter de connecter ces réalités… Ils n’existent plus de témoins aujourd’hui pour dire s’ils ont vraiment réussi et si on leur doit ces monstres, mais peu importe… Quoi qu’il en soit, on doit vivre avec à présent…
— Je vois… Et les Masques dont vous parlez ?
— Ce sont des voleurs de nouveau-nés… Et ce sont eux même des enfants… Ils grossissent leurs rangs ainsi, en allant voler des bébés de village en village… Et lorsque l’un deux atteint un âge adulte, ils le sacrifient et le dévorent…
Kin reste abasourdie devant une telle histoire.
— Des enfants ? Vraiment ?
— Quel intérêt aurais-je à vous mentir ?
— Bien répondu. admet Kin.
Winnicott poursuit :
— Et vous vous dites peut-être qu’en tant qu’enfants, ils ne doivent pas être si dangereux que ça ? Détrompez-vous… Dieu sait comment, mais ils sont dotés d’une rapidité, d’une force et d’une résistance hors-normes pour leurs gabarits ! On ne sait pas non plus comment ils se repèrent… On ne les appelle pas les Masques pour rien… Ils en portent tous un. Et en dessous, on raconte qu’ils auraient les yeux cousus…
Voilà qui parle à Kin. Cette puissance physique anormale et ce qu’elle suppose être une utilisation de l’Œil évoquent la malédiction de son Palwynn.
— Vous savez d’où ils viennent ? Ont-ils un camp ou quelque chose du genre ? Et quelles sont leurs armes ?
— Ils sont nomades et on ne connaît pas bien leur façon de s’organiser… On ne sait même pas comment ils sont au courant des naissances… Mais quoi qu’il en soit, à chaque arrivée d’un nouveau-né, il y a de fortes chances pour qu’ils arrivent dans le mois qui suit et qu’ils viennent dérober celui-ci à la prochaine pleine lune…  Et nous en attendons une d’ici une semaine et trois jours d’après l’Oracle…
Quant à leurs armes, elles sont aussi rustiques que les haillons qui leur servent de vêtements. C’est souvent des lances bricolées, des épées élimées et des poignards usés qu’ils ont probablement volés quelque part. Ils attaquent toujours au corps à corps en tout cas. Ils ne semblent pas assez évolués pour savoir manier des arcs ou autres armes à distance plus sophistiquées. En somme, il se battent comme des sauvages, mais il ne faut pas sous-estimer pour autant leur capacité d’organisation et leur férocité…
Au moins, il n’est pas question ici d’armes maudites, pense Kin.
— Ils ont une forme de hiérarchie ?
— Au sein d’eux, difficile à dire. Mais de nombreux témoignages disent qu’ils se déplacent avec une vieille dame, au visage masqué elle aussi… Elle est surnommée la Nourrice. Est-ce elle qui les dirige ? Peut-être mais impossible de le vérifier.
— Et comment êtes vous certains qu’ils vont venir cette fois ?
— On en a repéré il y a un peu moins d’une semaine… L’un de nous en a aperçu en chassant dans la forêt. On pense qu’ils ont dû établir une sorte de camp là-bas, puisque vous parlez de ça.
Depuis, on se prépare à les recevoir mais on a peu d’armes, et surtout aucune arme de qualité, comme vous avez pu le constater. Et peu d’entre nous sont vraiment rompus à l’art de la guerre…
— C’est ce que j’ai vu en effet…
Ces derniers jours, on en voit de temps en temps un ou deux qui fouinent autour du village… Mais dès la prochaine pleine lune, une fois qu’ils auront fini leur repérage, qu’ils auront bien le terrain en tête, ils attaqueront tous ensemble. C’est leur manière habituelle de procéder…
— S’ils font autant de repérage, j’imagine que c’est parce qu’ils essayent de déterminer où vous cachez le ou les nouveau-nés en question non ?
— Probablement… Ils ne cherchent en effet pas à massacrer tout le monde. Généralement, ils vont le plus vite possible au but et ne tuent que les personnes qui s’interposent…
— Vous allez donc devoir nous montrer où est cette cachette.
Le vieil homme se montre hésitant à répondre et commence à caresser nerveusement sa barbe en les observant. Kin sait exactement ce qu’il est en train de penser. Palwynn et elle restent des étrangers. Est-il possible de leur faire confiance ? Se peut-il qu’ils soient, quelle que puisse en être l’obscure raison, du côté des Masques ?
Mais Kin est rassuré de voir que Winnicott a cette réflexion justement. Cela démontre qu’il n’est pas idiot et sait évaluer les risques. Voyons voir jusqu’à quel point, se dit-elle.
— Je vais vous aider à résoudre votre dilemme. lance-t-elle alors.
— C’est-à-dire ?
— Je pense déjà savoir où vous les cachez en fait.
— Vraiment ?
— Peut-être. En tout cas, lorsque nous sommes entrés ici, il y avait déjà des traces de pas dans la poussière, qui contrastent avec le fait que cette maison semble désertée depuis un moment. D’autres petits détails me font penser qu’elle ne l’est pas en réalité. Notamment le bois sec en stock, lorsque votre homme a allumé le feu. Mais il y a surtout le coffre là-bas, qui est aussi moins poussiéreux que les autres meubles, comme s’il avait été déplacé récemment, et plus précisément poussé ou tiré vers la droite. Ce que peuvent confirmer les marques parallèles sur le plancher qui correspondent parfaitement à l’armature métallique à la base du coffre. Je soupçonne donc qu’il y a une trappe cachée en dessous.
— Vous êtes très observatrice…
— Ça aide à rester en vie.
— Et pourtant, j’aurais pris le risque de vous convier ici ?
— Ne dit-on pas souvent que rien n’est mieux caché que sous notre nez ?
Winnicott sourit derrière sa barbe. Visiblement Kin a tapé dans le mille. Et, bien qu’elle aurait pu redouter l’effet inverse, cela semble mettre le vieillard en confiance.
— Hahaha ! Pour une mercenaire, vous ne manquez pas d’esprit ma foi !
— « Ancienne » mercenaire, j’insiste… Cela fait bien longtemps que ni moi ni mon compagnon ne vendons plus nos services dans les guerres des autres… Si nous acceptons de vous aider, considérez cela comme un… service.
— Très bien. Suivez-moi. Dit Winnicott en se levant et en se dirigeant vers le large coffre.
Après en avoir extrait une lampe à huile et un briquet à percussion, ses hommes poussent la caisse afin de révéler une découpe dans le plancher. Une fois délogés, deux anneaux en fer encastrés dedans leur permettent de tirer sur la lourde trappe pour la soulever.
Le vieil homme descend ensuite lentement par une échelle, suivie par deux de ses gardes du corps. Le dernier, le plus jeune, exhorte Kin et Palwynn à les suivre avant de fermer la marche.
Ce n’est pas une cave. Cette entrée a été creusée dans la terre après coup et de manière relativement bâclée, probablement dans un souci de rapidité.
Après une descente d’une vingtaine de pieds environ, tous arrivent dans le début d’un tunnel, dont la forme se dévoile légèrement grâce à un filet de lueur qui vient du fond, puis plus précisément lorsque Winnicott allume la lampe. Là encore, la construction semble avoir été faite prestement, mais la charpente en bois est proprement posée et inspire un sentiment de robustesse.
Le tunnel n’est pas bien long, et après une vingtaine de pas, celui-ci débouche sur une pièce plus grande. Même si, le terme « pièce » pourrait sembler quelque peu exagéré. Autant parler ici d’un trou.
Une femme aux longs cheveux bruns bouclés, installée sur une couche de fortune, est en train de donner le sein à son bébé à la lumière des bougies. Le tableau est irréel, la grande beauté de cette jeune mère contrastant avec l’austérité et l’insalubrité de l’endroit.
Kin ne peut s’empêcher d’avoir un pincement au cœur devant cette vision. Au fil des siècles, elle pensait avoir enfoui définitivement son instinct maternel. Mais, visiblement, pas encore assez profondément .
Le jeune villageois qui fermait la marche s’empresse de la rejoindre pour la serrer dans ses bras et caresser la main de l’enfant. Il est donc le père. Ou tout du moins le compagnon de la femme. Le regard de cette dernière se fige lorsqu’il se pose sur les deux guerriers.
— N’aie crainte Kelin, ces étrangers sont là pour nous aider. dit Winnicott.
— Je vous remercie voyageurs, mais… vous n’êtes que deux ? répond-elle.
— Ne vous en faites pas pour ça, jeune damoiselle. déclare Kin avec assurance pour tenter de la rassurer.
— Comment pourrions-nous vous remercier ? Nous ne possédons quasiment rien et…
— Je souhaiterais juste vous poser une question, si vous le permettez…
— Mais bien sûr, tout ce que vous voulez.
— Cela va peut-être vous paraître étrange comme question… mais… que ressent-on au moment de devenir mère ?
La question surprend en effet la jeune femme.
— Je… Un immense sentiment d’amour bien sûr… Mais aussi une immense peur.
— La peur ?
— Oui, je sais à présent que j’aurai peur pour lui toute ma vie. Pas seulement aujourd’hui à cause des Masques. Mais même quand il sera adulte, si j’ai la chance de le voir grandir. Oui, toute ma vie…
— Je comprends…
— Mais ne vous y trompez pas, j’embrasse cette peur. C’est elle qui me donnera la force d’affronter le monde entier pour lui s’il le faut.
— Je vois. Merci pour votre réponse…
Voyant le regard de Kin s’assombrir, Winnicott essaye alors de lui mettre du baume au cœur :
— Nous ne vous laisserons pas affronter les Masques seuls bien évidemment. Nous ne sommes pas des combattants aguerris mais nous nous tiendrons tous à vos côtés et ferons notre possible… C‘est notre problème après tout…
— Je vous l’interdit. lui répond Kin.
— Ecoutez, c’est très généreux de votre part, mais…
— Ce n’est pas de la générosité. Vous allez nous aider oui, mais pas de cette manière. Quoi qu’il en soit, ne laissez aucun villageois sortir une fois que la bataille aura commencée. Je ne souhaite pas rentrer dans les détails et ne répondrai donc à aucune question à ce sujet, mais une fois lancé, mon compagnon ne fera pas de différence entre ennemis et alliés. Je suis la seule qu’il n’attaquera pas.
Par ailleurs, je sais très bien qu’au fond de vous, ce combat vous répugne. La mauvaise volonté de vos hommes ne fera que nous gêner et sera dangereuse pour eux.
— Ce n’est pas que nous ne voulons pas combattre les Masques nous-même ou que nous les craignions… C’est qu’en réalité… C’est juste que…
Winnicott ne parvient pas à finir sa phrase, réprimant un sanglot.
— Oui je sais. Vous craignez que parmi les Masques, certains soient vos enfants.

II.

L’Oracle du village avait vu juste pour la date de la pleine lune. Dès son apparition, avant même que le manteau de la nuit ne tombe totalement, les Masques ont commencé à se réunir à l’orée du bois qui jouxte le village.
Ils semblent être une quarantaine environ. Kin peut les apercevoir clairement depuis sa position mais vu la façon dont ils sont massés, d’autres peuvent se cacher derrière. La Nourrice, une vieille dame nue ne portant qu’un masque sur le visage trône derrière « ses » enfants, recroquevillée sur un palanquin de fortune qui ressemble surtout à un amas de branchages informe.
Très bien, son bûcher est déjà prêt pense Kin.
Une dizaine de minutes après leur rassemblement, les Masques commencent à s’agiter et à se déployer pour former une ligne. Ils sont effectivement plus nombreux que ne le laissaient croire les premières apparences et il y en a une bonne centaine. Vu la formation, ils vont donc charger de front et essayer de déborder de tous les côtés la maison que protègent Kin et Palwynn, la maison qui possède le seul accès au tunnel où se trouve le convoité nouveau-né, la maison qu’une quarantaine de villageois a passé la semaine à fortifier sous les instructions de Kin et qui ressemble à présent à un gigantesque et grotesque hérisson avec ses pieux de bois dressés tout autour d’elle et sur son toit. Pour compliquer encore son escalade, une douve de la hauteur d’un homme a été creusée autour et finit en un long couloir qui mène au seul accès restant à la maison, à savoir la porte en hauteur derrière les deux défenseurs. Il faudra donc leur passer sur le corps pour espérer l’approcher. Kin compte là dessus pour créer un goulot d’étranglement et sur la boue du fossé, encore largement gorgée de l’eau des pluies incessantes de la semaine, pour ralentir les assaillants dans leur course, tandis qu’elle-même et son compagnon se tiennent au sec sur quelques toises de planches en bois.
Et signe de bon augure qui va dans le sens de ce plan, la pluie commence à tomber à nouveau. 
Kin hume avec plaisir l’odeur de l’herbe et de la boue. Elle en profite avant que ce ne soit l’odeur du sang qui les remplace.

Les Masques s’agitant de plus en plus, semblent trépigner sous la pluie qui forcit de minutes en minutes.
Alors que le dernier rayon de soleil disparaît à l’est, des cris enfantins aigus déchirent soudainement le silence, et la ligne des Masques fond alors sur le village.
Kin ne bouge pas. Elle attend.
A l’approche de la maison, la ligne se resserre en son centre et une majorité se dirige comme prévu dans le couloir de la douve pour s’enliser dans la boue molle et seule une trentaine d’enfants restent sur les flancs pour tenter d’aborder la maison sur ses côtés et à revers. Winnicott ne mentait pas sur leur agilité surhumaine et beaucoup d’entre eux parviennent à sauter sans encombre la largeur de la douve, mais du fait de l’ampleur nécessaire du saut , leurs corps viennent se briser avec force sur les pointes acérés.
Les moins blessés qui ont encore leurs bras et jambes valides tentent d’escalader tant bien que mal les pals jusqu’à ceux du sommet pour essayer de les arracher et gagner ainsi le bois et la chaume plus fragiles, mais tombent alors dans un autre piège caché. Une bonne partie des épieux du toit sont en réalité manipulables par les villageois retranchés dans la maison qui peuvent s’en servir comme de véritables lances pour transpercer tous les Masques qui ont le malheur de s’aventurer au-dessus d’eux.
Pendant ce temps, dans le couloir qui mène vers la porte, bien que ralentis par la boue, les autres Masques s’approchent de plus en plus des deux gardiens.
Alors qu’ils ne sont plus qu’à quelques pieds, Kin soulève sa cape pour dévoiler ce qui pourrait sembler être à première vue une armure d’écailles. Mais ce n’est ni une armure ni des écailles. Ce sont des couteaux de lancer qu’elle porte sur elle. Tellement nombreux qu’ils la recouvrent comme un étincelant manteau d’argent.
Une volée de couteaux s’abat sur la première vague, puis sur la seconde. Les Masques tombent, stoppés net dans leurs élans. Mais la troisième vague qui se déplaçait le moins vite, arrive de manière plus compacte et sera bientôt à contact.
Kin dégaine un sabre oriental à sa ceinture, une arme exotique ramenée de ses voyages aux confins du monde précédant son exil. Et dès que les premiers Masques posent le pied sur les planches en bois, elle fait tomber la chaîne de Palwynn.
Immédiatement, une lame noire géante déchire l’air comme un sombre éclair et quelques Masques qui tentaient de bondir sur Kin sont dispersés en plusieurs morceaux de chair dans les airs.
Ne connaissant pas la peur et n’ayant aucun instinct de survie, ceux de derrière continuent de charger aveuglément mais ne rencontrent que les lames de la Femme Renarde et du Loup Noir. L’une, précise et foudroyante de vitesse qui fait voler les têtes, et l’autre brutale et féroce qui déchiquette tout sur son chemin.
Trois Masques plus véloces que les autres, les derniers restants, parviennent finalement à sauter au-dessus de Palwynn pendant qu’il est encore dans un mouvement d’attaque mais sont arrêtés derrières par les couteaux de lancer de Kin et se retrouvent comme cloués dans la terre en contrebas de la porte.
Le chaos, ou plutôt la boucherie, n’aura duré que quelques minutes. Très rapidement, les complaintes des Masques agonisants, majoritairement ceux qui ont étés découpés de manière anarchique par Palwynn, se taisent et ne reste que le bruit de la pluie.
Les Masques ont beau être dotés de capacités physiques surnaturelles et de l’Œil, ils manquent d’allonge du fait de leurs petites tailles, n’ont aucune réelle coordination et  se battent de façon brouillonne. Aussi maudits et maléfiques qu’ils soient, ce ne sont toujours que des enfants se dit Kin…
Retirant un masque de cuir d’une des têtes au sol avec la pointe de son sabre, elle constate en effet que les yeux de l’enfant ont été cousus. Malgré tout ce qu’elle a vu et vécu à travers les siècles de sa trop longue vie, l’ancienne mercenaire ne peut s’empêcher d’avoir un haut le cœur et de sentir qu’elle serre trop fort les dents.
Il faut qu’elle se sorte vite de cette marée de corps et de fange mêlée de sang.
Son regard brillant d’une intense colère se tourne à présent vers la Nourrice qui n’a pas bougé et attend seule et immobile à l’orée du bois.

III. 

Après avoir remis la chaîne à Palwynn et récupéré en passant quelques couteaux encore en état sur les corps, Kin marche lentement à la rencontre de la Nourrice. Elle ne semble pas vouloir fuir.
En fait, il s’avère qu’elle n’est pas en état de le faire.
Une fois près de la la vieille femme, Kin constate qu’elle n’a littéralement que la peau sur les os, la mâchoire pendante, édentée et tremblante, et ses jambes ont visiblement étés retirées. Son masque est une sorte de cagoule de cuir avec des pointes aiguisées qui en dépassent et des yeux cousu en son sein. Probablement les yeux des enfants se dit Kin qui doit réprimer un second haut le cœur…
Elle ne remarque que tardivement la présence d’un autre Masque derrière la Nourrice. Une fille, recroquevillée au sol et attachée au palanquin avec une corde à sa cheville. Ou plutôt une jeune femme. Elle est manifestement plus âgée que les autres enfants de par sa taille. Comme la nourrice, elle est nue et porte un masque similaire fait de cuir et de yeux d’enfants. Son corps maigre accuse de nombreuses blessures, dont d’anciennes cicatrices. Elle a visiblement été longtemps maltraitée..
Un Masque devenue trop âgée et sur le point d’être sacrifiée ? Une future Nourrice en devenir ?
Peu importe à Kin qui veut juste en finir avec ce triste spectacle… Ne ne se sentant plus le courage de tuer encore aujourd’hui, elle libère la chaîne de Palwynn.
Dès que les maillons résonnent sur le sol, l’épée noire s’abat brusquement sur la Nourrice et la pulvérise avec son brancard dans un fracas assourdissant.
Mais lorsque le Loup Noir se dirige vers sa seconde cible, un événement inattendu se produit, un événement qui laisse Kin bouche bée de surprise, un événement qu’elle n’aurait jamais espéré dans ses rêves les plus fous.
La jeune femme, qui se réveille probablement suite au vacarme de l’exécution de la Nourrice, tente de se relever. Mais au lieu de l’attaquer comme il aurait dû le faire en toute logique, Palwynn range son épée !
— Impossible ! » lâche Kin effarée qui n’en croit pas ses yeux.
En plusieurs siècles, elle n’avait jamais vu ça.
La jeune femme s’avance ensuite vers Palwynn, comme si elle le reconnaissait, et lui touche la main. Celui-ci ne tressaille pas.
Kin dégaine son arme mais ne sait plus quoi faire. Cette femme est-elle dangereuse ? Doit-elle la tuer ? Mais si elle la tue, comment réagira Palwynn ?
Avant qu’elle ne parvienne à se décider, elle croit halluciner à nouveau lorqu’elle voit Palwynn retirer la cagoule de la tête de la femme avant de broyer l’atroce objet entre ses mains. Un épais carré d’une chevelure blanche éclatante, une couleur bien étrange pour une personne aussi jeune,  tombe sur la nuque de cette dernière et dévoile un visage immaculé aux yeux bleus lumineux, un visage dont la propreté, l’angélisme et la finesse des traits dénote autant avec son corps sale et meurtri qu’avec les atrocités alentour.
Elle a encore ses yeux en tout cas. Ce n’est donc pas un Masque. Quel âge a t’elle ? A vue de nez, la vingtaine au maximum mais pas plus, et même plutôt moins.
— Qui… Quel est ton nom et que fais-tu avec les Masques ? Bredouille Kin qui se remet à peine du choc de voir Palwynn se comporter de manière « humaine » avec quelqu’un d ‘autre qu’elle.
La jeune femme remarque enfin la présence de la guerrière et pose un regard curieux sur elle, mais pas de réponses. Est-elle seulement capable de parler ?
Kin se sent totalement perdue mais, devant l’innocence de ce regard et surtout devant l’attitude anormalement calme et bienveillante de Palwynn, n’a d’autre choix que de ranger son sabre et d’enchaîner à nouveau celui-ci.
Elle enlève ensuite sa cape, enveloppe la jeune femme dedans qui commençait à trembler de froid et décide de la ramener au village. 


Mais les échos de la bataille s’étant tus depuis assez longtemps, quelques villageois menés par le vieux Winnicott ont trouvé le courage de sortir de la maison et viennent déjà à leur rencontre. 
Kin en aperçoit aussi d’autres au loin qui sont en train de fouiller les cadavres des Masques, probablement à la recherche de leurs propres progénitures…
— Merci à vous braves et puissants mercenaires ! Lance Winnicott.
— « Anciens » mercenaires vous dis-je…
— Peu importe ! Nous vous sommes tellement redevables ! Votre plan s’est déroulé à merveille, tout le monde est sain et sauf ! Notre nouveau né est sauf et… Mais qui est donc cette belle enfant ?
Kin prend le temps de réfléchir quelques secondes à sa réponse en regardant la jeune femme qui semble juste fragile et inoffensive.
— Une otage des Masques à ce qu’il semblerait. Peut-être l’ont-ils enlevé par erreur… En tout cas, ce n’est pas une des leurs… en témoigne ses yeux toujours présents.
— Oui c’est vrai… répond un Winnicott qui ne sait pas trop quoi en penser non plus.
Kin ne mentionne volontairement pas la cagoule qu’elle portait pour ne pas effrayer les villageois. Elle ne sait pas si c’est une intuition découlant de son lien avec l’Œil, mais elle reste étrangement convaincue que cette jeune femme n’a rien de dangereux. Bien que très certainement maudite d’une certaine manière et liée elle aussi à l’Œil vu la réaction de Palwynn. Elle décide par ailleurs de se fier à l’attitude de son compagnon, aussi anormale et perturbante soit-elle.
— Prenez soin d’elle. Elle a beaucoup souffert si on en croit les marques sur son corps et son silence…
Une villageoise s’avance à ces mots et s’approche de la jeune femme en la regardant, les larmes aux yeux.
— Elle ressemble tellement à ma Nerestys…
— Ne peut-il s’agir d’elle justement ? Répond Kin.
— Non… impossible… Ma Nerestys était bien plus petite lorsque… et elle n’a pas été enlevée par les Masques mais a juste été emportée par une fièvre…
La villageoise rend à Kin sa cape avant de recouvrir la jeune femme sous sa propre pèlerine.
— Je vous promets de m’occuper d’elle… Elle ne remplacera pas ma Nerestys mais j’ai de la place pour elle dans mon cœur et sous mon toit…
A nouveau, et à son plus grand étonnement, Kin se sent émue par cette scène. Comment peut-elle être encore touchée par ces étincelles de vie, si éphémères et si futiles ? Bientôt, tous seront morts alors qu’elle devra continuer à vivre. Alors pourquoi s’émouvoir ainsi de leurs sorts ? Quelle est cet étrange sentiment et cette douleur qu’elle n’avait pas ressenti depuis si longtemps ? De la pitié ? Ou alors… de l’envie ? De la jalousie ?
Elle se demande aussi pendant un instant si elle ne devrait pas garder la jeune femme à ses côtés. Pourrait-elle devenir une piste pour lever la malédiction ?
Mais tout bien considéré, voyager avec elle est impossible. Elle ne serait qu’une gêne supplémentaire, un fardeau qu’il faudrait défendre et garder en vie. Et encore faudrait-il trouver quelqu’un de versé dans la sorcellerie – si tant est qu’il en existe toujours – pour lever le mystère qui l’entoure.
Non, hors de question de l’emmener. Mais il est possible de revenir la chercher un jour au village si besoin.
— Très bien. Qu’il en soit ainsi. Nous n’avons donc plus rien à faire ici. Dit Kin en remettant sa cape et en faisant demi-tour vers le bois.
— Ne voulez-vous pas vous reposer un peu au village avant de repartir ? Demande Winnicott.
Kin interrompt sa marche mais ne se retourne pas.
— Non. Merci pour votre hospitalité, mais je n’ai plus l’habitude de la vie en société et ces jours auprès des vôtres n’ont été que trop épuisants pour moi. Ne vous méprenez pas, votre accueil a aussi été bon qu’il pouvait l’être, mais j’ai le besoin urgent de retrouver la route et ma solitude… enfin notre solitude à mon compagnon et moi-même… J’espère que vous comprenez…
— Très bien… Merci encore en tout cas de nous avoir tant aidé et de nous avoir appris à nous défendre, nous ne vous oublierons jamais mercenaires…
— Combien de fois devrais-je vous répéter de ne plus nous appeler ainsi… ? Vous ne pouvez même pas imaginer depuis combien de temps je ne suis plus la mercenaire que j’ai été…
— vous ne me tromperez pas mon enfant, je vous le dis en toute amitié, mais je sais que votre route sera jonchée de bien des cadavres encore…
— Oui, certainement. Les cadavres de ceux qui se mettront en travers de notre chemin. Mais il n’est plus question de participer aux combats des autres ou d’aider qui que ce soit.
— Pourquoi gâcher votre talent ? Pourquoi ne pas continuer à le mettre au service de ceux qui en ont le plus besoin ? Pourquoi ne pas essayer de rejoindre une communauté ? Je sais que nous sommes pauvres et que nous n’avons pas grand-chose à vous apporter mais…
— Parce que cela ne fait qu’alourdir mon fardeau…
— Je ne comprends pas…
— Effectivement et vous ne pouvez pas. Vous croyez avoir trop vécu alors que vous n’avez pas assez vécu en réalité…

Reprenant leur marche, Kin et Palwynn finissent par disparaître dans les bois sous le regard des villageois.
Des larmes coulent sur les joues de la mystérieuse inconnue dès lors que Palwynn n’est plus en vue, et personne ne le remarque mais ses yeux bleus changent alors de couleur pour prendre une teinte rouge.

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