Texte : Mélanie RAMET
Kin et Palwynn
Ce n’est pas la première fois, et sûrement pas la dernière, mais sur le moment, cela donne l’effet de la fois de trop. Kin soutient le regard de l’homme devant elle, la main sur le pommeau de la troisième dague qu’elle garde habituellement dissimulée. On les avait prévenus : passer par Deux-Pics n’est pas une bonne idée, mais la ville en ruine est sur le chemin le plus court pour Ostegard, et ni elle ni Palwynn n’ont envie de perdre du temps à contourner les endroits prétendument problématiques, même si cela signifie devoir montrer l’acier, et peut-être le croiser.
L’homme qui vient tout juste de voler sa bourse sans même arriver à le faire furtivement n’en est visiblement pas à son coup d’essai et Kin doit garder tout son sang froid pour ne pas lui asséner une droite bien sentie sur la tempe. Ils ne sont pas seuls dans l’auberge dans laquelle ils pensent passer la nuit. Leur plan pour les prochaines heures va peut-être devoir changer si ce voleur au rabais vient à ne pas abandonner sa menace ou à avoir des complices, cela rendrait les choses très compliquées.
Le tabouret en bois qui les sépare ne ferait pas un très bon bouclier, mais la distance imposée leur laisse l’opportunité de régler ça sans verser une goutte de sang, et sans risquer les ennuis avec quiconque se mêlerait de leur petite histoire.
— Un conseil, dit Kin d’une voix posée, si tu gardes l’argent, tu vas perdre autre chose de bien plus précieux que quelques pièces.
— Et c’est une mignonne comme toi qui va me faire la leçon ? Laisse-moi rire.
Kin soupire nerveusement puis claque de la langue. En un geste rapide et précis, elle saisit sa dague et percute la tempe du voleur avec l’arrondi de sa garde. Sonné, l’homme fait deux pas en arrière, titube, puis tombe lourdement sur son postérieur.
— Je ne vais même pas te laisser sourire, dit Kin en fouillant les poches du malheureux pour retrouver son bien. Minable.
Autour d’eux, une dizaine de paires d’yeux ronds les observe, pris de court. Leur querelle est apparemment passée inaperçue, et l’homme ne semble avoir aucun acolyte. Kin range la bourse à l’intérieur de sa tunique, se redresse, et toise les personnes autour d’elle. Elle s’attend à une réaction, quelqu’un qui viendrait au moins lui demander des comptes, mais personne ne bouge. La population de Deux-Pics ne mérite visiblement pas sa réputation, entre un voleur raté et une foule passive, on est loin des trancheurs de gorge et autres dépeceurs.
De l’autre côté de la pièce, Palwynn la fixe, impassible, immobile. Elle connaît ce regard, elle sait qu’il n’interviendra pas et qu’il la regardera même se sortir du pétrin qu’elle vient potentiellement de se créer. Leurs regards se soutiennent quelques secondes puis elle décide de choisir la sécurité. Deux-Pics devra se passer de leur argent même si cela signifie devoir dormir à la belle étoile. L’ambiance dans l’auberge ne lui dit rien qui vaille, ce calme, cette impassibilité ne sont pas normaux.
Elle dépasse le voleur sonné toujours assis sur le sol, fait un signe de la tête en direction de Palwynn puis s’approche de la porte pour quitter les lieux.
— Hey.
Une voix profonde l’arrête dans son élan, et une main sur son épaule la fait se retourner. Tous ses sens sont en alerte, elle se tient prête à devoir se défendre, courir, plonger sur le côté, n’importe quel mouvement qui lui sauverait la vie.
— Tu peux pas faire ça et partir comme si t’avais rien fait.
L’homme qui vient de l’arrêter mesure presque deux têtes de plus qu’elle. Au premier abord, son physique ne laisse pas présager une grande force mais elle sait ce qu’une telle silhouette cache. C’est un chasseur : rapide, précis, fait pour frapper une fois en plein dans le mille. Si la force brute n’est pas sa spécialité, son agilité doit être hors-norme.
En quelques enjambées, Palwynn est aux côtés de Kin sans s’interposer. Kin sait très bien gérer les conflits et son apparence joue souvent à son avantage, laissant ses adversaires la sous-estimer et baisser leur garde.
— Dans quelques secondes, je vais sortir d’ici comme je suis entrée et tu vas retourner t’asseoir comme tu l’étais. Maintenant que j’ai récupéré mon argent, tout ce que je veux c’est partir d’ici et vous laisser ramasser les déchets. Je comptais me payer une chambre ici, un bon repas, peut-être même donner un pourboire. Mais vous n’êtes visiblement pas faits pour faire commerce dans cet endroit.
L’homme n’a pas l’air convaincu et fait un pas dans sa direction tout en soutenant son regard. La joute commence, tout va se jouer dans les prochaines secondes. Si les autres hôtes ne se mêlent pas à ce qu’il va se passer, elle aura le dessus. Sinon…
Le chasseur inspire profondément, serre les mâchoires puis contre toute attente, se détend et fait deux pas en arrière. Son regard se porte cette fois sur Palwynn, qu’il toise de haut en bas.
— Allez, sortez d’ici avant que je change d’avis.
— Aussi facilement ?
— Rien n’est facile à Deux-Pics, ma jolie.
Son sourire en coin lui dit tout ce qu’elle a besoin de savoir : une chasse à l’homme vient de commencer, et ils n’ont que quelques minutes au mieux pour quitter la ville avant que la traque ne commence. Kin fait un signe de tête à Palwynn et tous deux sortent de l’auberge, hâtant le pas vers la porte nord de la ville. S’ils ne peuvent pas passer la nuit ici, alors leurs pas les rapprocheront plus vite d’Ostegard. Et avec une nouvelle menace sur leurs talons, ils n’ont absolument aucun temps à perdre.
Palwynn se décide enfin à briser son silence alors qu’ils arpentent silencieusement les rues sales et délabrées de la ville.
— Tout ça pour quelques pièces.
— J’allais quand même pas le laisser s’en sortir comme ça.
— C’était pas pour toi que je disais ça, dit Palwynn d’un ton amusé alors que sa compagne semble tendue.
— Ok, ok. Maintenant qu’on a ce chasseur sur le dos, il va falloir avancer dans la nuit. Si je pose mes affaires, je veux pouvoir dormir sans risquer une attaque.
— Oh, ne t’en fais pas pour ça, il sera sur nous bien assez tôt, je pense même qu’on n’aura le temps de faire que quelques toises après les portes de la ville.
Sans baisser leur garde un seul instant, ils approchent finalement de la porte nord. Tout se joue à cet instant. Si la ville n’est pas fermée ni ne possède de véritable portail, ses entrées sont toujours gardées plus ou moins subtilement par une poignée de gros bras. Y rentrer n’avait pas été trop difficile, quelques pièces aidant ; en sortir après les événements de la soirée risque de se révéler être plus difficile. Mais c’est avec surprise qu’on les laisse passer, non sans les fixer lourdement et les encercler sans même s’en cacher.
Une fois les pieds définitivement en dehors de la ville, une flèche passe au-dessus de leur tête pour aller se loger dans un arbre à proximité. La chasse commence et la flèche ne les a pas ratés par hasard. C’est un avertissement.
Palwynn se retourne subitement, faisant barrage de son corps imposant entre Kin et la menace venant de Deux-Pics.
— Fait chier, cracha Kin. Il a pas perdu une seule seconde. Il faut qu’on prenne de l’avance et vite.
Elle tire Palwynn à sa suite par la manche, l’entrainant dans les bois hors du sentier bien trop à découvert. Elle sait que le chasseur connaît cette forêt comme le fond de sa poche, qu’il les retrouvera sans même chercher, mais leur seule chance est de gagner du temps en brouillant les pistes. Kin et Palwynn sont deux bons traqueurs, si le chasseur est aussi doué qu’elle le pense, il va falloir user de toutes les techniques qu’elle connaît pour le lancer sur une fausse piste. Une branche cassée, un fourré aplati, des traces de pas plus appuyées, elle tente tout.
Ils trouvent refuge dans le creux d’un rocher à peine dissimulé derrière un rideau de peste végétale. Le chasseur connaît sans doute cette cachette et son seul espoir est qu’il parte sur une fausse piste pour pouvoir sortir d’ici le plus vite possible. Ni elle ni Palwynn n’excelle dans les combats à distance, ils n’ont d’ailleurs aucune arme à distance, pas d’arc, pas de couteau de lancer, rien qui puisse rivaliser avec le chasseur. Leur force se trouve surtout dans l’attaque frontale et l’agilité, rien qui ne les aiderait si le chasseur décide de se poster en hauteur pour les arroser de flèches. Kin n’aime pas la défaite, elle n’aime pas fuir, tourner le dos à son adversaire et admettre une faiblesse par défaut mais leur voyage a un but précis et il est hors de question de risquer leur vie pour une question d’orgueil. Un sifflement puis un autre résonnent entre les arbres. Le chasseur n’est pas seul. Kin fronce les sourcils, il n’avait pas l’air du genre à partager une proie mais rien ne l’étonne venant de bandits de ce genre.
Elle tourne le regard vers Palwynn qui obstrue quasiment l’entrée du creux avec son imposante carrure. Leurs yeux se croisent et leurs pensées s’accordent : ils sont en terrain inconnu, la situation est à leur désavantage. Il leur faut fuir, et vite. Après des années de traque, Kin sait écouter les bruits d’une forêt et en décoder l’origine. Elle ferme les yeux et se concentre, cherchant dans l’air et dans le sol ce qui trahirait la présence du chasseur. Mais il n’y a que le bruit du vent dans les feuillages, des oiseaux dans les branches, les petits bonds reconnaissables d’un lapin non loin de leur cachette.
— Il faut partir. Maintenant.
Kin sort d’un bond, prête à courir. Elle sait que ses sens ne sont pas infaillibles, et le chasseur expérimenté doit savoir se déplacer sans un bruit. Ils décident de commencer par se faufiler derrière arbres et fourrés, discrets, invisibles, et de filer vers le nord. Ils réalisent très vite qu’ils ne semblent pas être suivis, ou le chasseur prendrait un malin plaisir à les suivre dans l’ombre, mais dans quel but ? Le chemin qu’ils finissent par trouver et suivre semblent fréquemment utilisé, les sillons dans la terre sont bien marqués, quelques crottins pas plus vieux de quelques jours jonchent la terre caillouteuse. Kin profite de ce moment pour ressortir la carte griffonnée à la va-vite sur un bout de toile de lin. L’encre a bavé sur les fibres, certains détails ne sont plus lisibles mais le principal est là, clairement indiqué : Ostegard, foyer de la prêtresse Eivar qui leur apportera des réponses. En tout cas, c’est ce qu’on leur avait promis.
Relevant le col de sa cape en laine, elle range la carte et continue sa route. Elle entend Palwynn soupirer puis lui emboîter le pas.
— Quoi ?
— Rien.
— Palwynn, depuis le temps qu’on est ensemble, je crois quand même savoir quand quelque chose ne va pas. Et quelque chose ne va pas.
— Toute cette histoire pour aller voir une prêtresse…
— Pas juste une prêtresse, c’est Eivar. Elle aura des réponses.
Palwynn hausse les épaules sans rien ajouter mais Kin ne semble pas prête à laisser la discussion s’arrêter là. Elle sait que sa quête de réponses n’a pas la même signification pour lui, qu’il aurait accepté un sort bien plus grave pour lui, laissant la vie sauve à sa compagne. Mais l’entêtement de Kin a contrecarré ces plans et leurs pas les mènent donc à présent vers une nouvelle destination, vers des promesses dont ils n’ont même pas les origines, mais surtout sans aucune garantie.
— Je croyais qu’on était d’accord, ajoute-t-elle en ralentissant.
— On l’est, Kin.
— Mais ?
— Mais on court peut-être derrière une illusion.
— Nerestys et moi avons déjà réussi à te débarrasser de la chaîne qui nous liait et à te rendre tes esprits. Plus que cette maudite épée à détruire et… le reste. Tout est possible.
— Et qu’est-ce que tu fais des chamans ? Ils n’avaient pas l’air de douter… Tout ça, c’est que pour une année. Une seule année. Après quoi, tu devras à nouveau m’enchaîner et tout redeviendra comme avant, moi y compris.
— Il nous reste encore trois mois environ, je dois m’accrocher à ça. On doit s’accrocher à ça. Hors de question de te perdre à nouveau, tu m’entends ?
Palwynn ne semble guère convaincu et garde son regard sombre. Pour essayer de détendre son compagnon, Kin lui tape sur l’épaule en lançant :
— Tu as presque récupéré ton corps aussi. Regarde comme tu as repris de la masse depuis que tu manges avec plaisir ! Plus besoin de faire illusion avec cette armure bien trop lourde et volumineuse.
— J’aimais bien cette armure…
— Elle était intimidante mais beaucoup trop encombrante, elle te faisait ressembler à un char de guerre. Tu en avais besoin quand tu n’avais pas tous tes esprits. En attendant, profite de ta liberté de mouvements. J’espère devoir laisser cette carapace derrière nous à jamais. Mais certes, il faudra te trouver une armure de meilleure qualité que ce piètre harnois que tu te traines actuellement, dès que l’occasion se présente.
— Cette malédiction n’était ni faite pour te toucher, et encore moins pour être partagée. Regarde-nous maintenant. Je voulais une autre vie pour toi.
— Et moi je ne voulais pas de vie sans toi. Fin de la discussion. Ce qui est important maintenant c’est de trouver un endroit où passer la prochaine nuit, et cette fois-ci j’aimerais pouvoir me laver. Et toi aussi d’ailleurs.
Palwynn hausse les sourcils mais ne peut pas la contredire. Ils comptaient sur Deux-Pics pour avoir accès à un bain mais la ville est bien plus gangrénée par les bandits qu’ils ne s’y attendait. Leur séjour de quelques heures ne les aura ni reposés, ni décrassés. Palwynn pousse Kin affectueusement avant de passer un bras autour de ses épaules. Cela fait si longtemps qu’ils sont partis en recherche de réponses, suivant des pistes plus ou moins certaines, mais ils gardent espoir, et Kin semblent voir en Eivar une finalité dans leur quête.
Ils passent plus de trois jours sur les chemins, dans les bois, les prés. Plus ils vont au nord, plus le temps se rafraîchit jusqu’à devenir hivernal. Au bout d’un certain temps, ils sont obligés de se rendre à l’évidence : la neige tombée sur les flancs de la montagne et au creux de la vallée a rendu la région hostile à toute forme de vie humaine. Le dernier village qu’ils ont croisé remonte à plus de deux jours de marche, mais leur carte leur indique d’aller encore plus au nord. Le doute s’installe alors : la carte est-elle vraiment fiable ? Pourtant, leur passage à la taverne de Pendelle leur avait permis de la mettre à jour en suivant les indications des locaux. S’ils ne savaient pas parfaitement situer Ostegard, ils leur avaient assuré qu’ils étaient dans la bonne direction.
C’est lorsqu’ils rencontrent des loktis au cœur d’une forêt figée par le froid qu’ils réalisent qu’ils sont réellement sur le bon chemin. Les loktis ne se rencontrent que dans une région très restreinte du Nord, au sud-est d’Ostegard.
— Kin, regarde.
— Des loktis.
Elle sourit et lève sa main pour approcher les petits insectes volants fluorescents multicolores. Leur léger bourdonnement fait l’effet d’une rumeur autour d’eux.
— Avec des loktis dans cette forêt, on doit être à, quoi, moins de quatre jours d’Ostegard ? demande Kin sans sortir la carte de son sac.
— Sans se perdre, oui.
— Moins de quatre jours, donc. Il faut trouver un endroit pour la nuit, au sec.
— On pourrait al-
— Ailleurs que dans un arbre.
— Oh.
Kin soupire et aiguise ses sens. Avec de la chance, elle capterait un son lui indiquant la présence d’un camp, même au risque de faire de mauvaises rencontres, mais rien ne lui parvient à part le faible vent dans les arbres, le bourdonnement des loktis, et les battements de cœur de Palwynn. Le forêt ne leur livre aucun de ses secrets.
Ils décident d’avancer malgré l’incertitude de la nuit arrivant.
Duskavale
L’épaisseur de la neige rend la chasse difficile et incertaine, mais Vale vient de trouver sa proie, et ce qui constituera la base de ses repas les jours à venir. La forêt des Alenciers, réputée pour être déserte à cette époque de l’année, offre tout juste ce dont il a besoin pour ne pas mourir de faim, et le son de pas humains dans la neige ne fait pas partie du genre de vie qu’il devrait croiser.
— Qui va là ?
Vale bande son arc, la pointe de sa flèche en direction du bruit. Habitué à chasser dans ces bois, il sait comment écouter ce qui passe sur ses sentiers, entre ses arbres. Il sait aussi que les seuls véritables prédateurs ne sortiront pas avant la nuit. La menace ne peut donc être qu’humaine.
Une silhouette, puis une autre, et deux voyageurs emmitouflés dévoilent leur présence, restant à distance du chasseur en alerte. Immobiles, les trois inconnus semblent se jauger, les visages cachés par leur capuche en peau, en fourrure, en cuir récupéré et rapiécé. Kin finit par abaisser la sienne, les joues rougies par le froid mais le regard aussi glacial que le vent qui souffle entre les arbres.
— Je m’appelle Kin. Lui c’est Palwynn. Nous sommes des voyageurs et cherchons un refuge pour la nuit.
— Comment deux voyageurs seuls se sont retrouvés dans cette partie de la région en plein hiver sans savoir où passer la nuit ? Vale baisse lentement son arc mais sa posture indique qu’il reste sur ses gardes.
— Nos affaires ne regardent que nous. Kin semble agacée puis soupire. Nous ne faisons que passer, nous ne sommes une menace pour personne. Indiquez-nous le prochain village et nous disparaîtrons immédiatement.
Vale les fixe un moment, attendant le moment où le couple attaquerait mais il a un avantage sur eux s’il devait soudainement fuir : il connaît la région par coeur, chaque sentier caché par la neige, chaque abri dissimulé derrière des arbres et fourrés ensevelis, il connaît chaque cours d’eau gelé, chaque cache à nourriture, mais il connaît surtout le chemin jusqu’au village le plus proche. Il serait facile de les semer et de les laisser mourir de froid. La nature se chargerait rapidement de leurs corps, gelés ou non. Après quelques secondes d’hésitation, il décide d’aider le couple de voyageurs. Leur apparence n’a rien de menaçant et son intuition ne l’a jamais trompé.
— Je suis Vale. Je peux vous aider mais il faudra me faire confiance. Je peux vous abriter pour la nuit, et vous pourrez rejoindre le village le plus proche dès le lever du jour.
Il charge la dépouille du jeune daim qu’il vient d’abattre sur son traîneau, visiblement fait pour transporter des cadavres sanguinolents à en juger par son état, puis l’attache avec une corde, ses gestes rapides et experts.
Une fois la tâche finie, il se redresse et les regarde quelques secondes, visiblement toujours un peu hésitant malgré son invitation. Les étrangers ne sont pas légion à cette époque de l’année dans cette partie du pays, la présence de ces deux inconnus doit avoir une motivation exceptionnelle.
— Nous devrions quitter les lieux, ce qui erre ici à la tombée de la nuit n’est pas du genre amical. Suivez-moi.
— Où ?
Vale hausse les sourcils, surpris par l’assurance presque hostile de Kin. En dehors des créatures nocturnes hivernales, la région est plutôt sûre, ce genre de méfiance n’est pas des plus courantes.
— Mon refuge. Je chasse dans ces contrées pendant l’hiver mais je vis à Sacadora, près d’Ostegard. Nous ne l’atteindrons jamais avant la nuit.
Il marque une pause, fixant les deux voyageurs. Palwynn n’a pas dit un mot depuis le début de leur rencontre mais son regard n’a jamais quitté Vale. Il décide de faire volte-face et d’entamer la remontée vers son refuge, plus haut sur le flanc de la montagne. Ce n’est pas une longue marche mais le sol est traître sous le manteau blanc, et s’il sait parfaitement où poser les pieds, ce n’est pas le cas de ses deux suiveurs qui peinent à avancer.
— Posez vos pieds dans mes pas. Le chemin est fait pour ne pas être trop accessible. Les dragirs arrivent toujours à vous trouver mais ils ont une mobilité réduite, ces chemins sont normalement trop escarpés pour eux.
— Plutôt malin. Mais des dragirs dans cette région ? Je pensais avoir laissé ces pourritures derrière nous en quittant l’Ustesie. Qu’est-ce qui les attire ici ?
Vale hausse les épaules puis pointe un doigt vers leur droite, en direction du soleil prêt à disparaître pour la nuit.
— Un coeur qui bat, principalement. Celui d’Eivar.
— Prêtresse Eivar ?
— Elle-même. Elle agit sur eux comme la Lune sur l’eau, et chaque hiver, la marée monte. Vous n’êtes pas arrivés dans la région au bon moment !
L’ascension n’est pas longue mais de plus en plus difficile jusqu’au refuge. Ils doivent passer des pièges et traverser un pont à l’allure précaire au-dessus d’une crevasse avant d’atteindre une cabane en bois qui se fondrait presque dans le paysage. Une fois devant la porte, Kin se tourne vers Palwynn qui la regarde à son tour. Leur immortalité ne les protège pas du froid, un abri est le bienvenu et Vale ne semble pas être une menace. Ils décident d’entrer à la suite du chasseur. A l’intérieur, la chaleur les accueille comme une étreinte et Kin ferme les yeux pendant quelques secondes, appréciant l’instant.
— Allez-y, installez-vous. Ce n’est pas très grand mais nous y serons mieux que parmi les arbres pour la nuit. Je n’ai jamais vu de dragir arriver jusqu’ici, mais on ne sait jamais.
Vale abaisse totalement sa capuche et commence à défaire son manteau. Kin ne peut s’empêcher de le fixer : une silhouette élancée mais solide, des cheveux auburn, une peau couleur bronze, des traits fins presque androgynes, des yeux verts perçants, mais surtout ces marques distinctives sur le visage, gravées au couteau dès le plus jeune âge. La dernière fois qu’elle a vu un membre de la tribu Qiosa remonte à… une autre vie. Ils étaient alors connus pour ne jamais quitter leur terre nourricière, Vale n’avait visiblement pas été fait dans le même moule.
Il remarque le regard insistant de Kin et lui adresse un sourire en coin.
— Je sais, que fait un Qiosa si loin de chez lui ? Disons que j’ai toujours été curieux de savoir de quoi le monde était fait.
— Vous êtes plutôt bien préparé pour vivre dans cette région, depuis combien de temps vivez-vous ici ?
— Environ cinq ans, quand je me suis établi à Sacadora.
Kin pose une main sur le bras de Palwynn, un des rares gestes de tendresse qu’ils s’accordent en présence d’inconnus, l’invitant à s’asseoir. Le voyage les a fatigués et elle sait lire dans les traits tirés de son compagnon.
Son regard parcourt la pièce, observant chaque objet comme pour trouver la faille, le détail qui révèlerait la véritable identité de leur hôte et une quelconque menace. Les murs les plus longs sont recouverts d’étagères soutenant fioles, pots, alambics et autres jarres. La plupart ne contiennent pas grand chose, mais elle reconnaît des graines, des feuilles séchées, quelques plumes, des poudres.
Vale disparaît derrière une porte puis revient quelques instants plus tard, une jarre dans les mains. Il verse son contenu dans un pot qu’il met à chauffer sur le poêle puis se tourne vers les deux voyageurs.
— Je vais préparer une infusion, ça nous réchauffera.
Kin acquiesce puis pointe le contenu des étagères du menton.
— Qu’est-ce que vous faites de tout ça ?
— C’est une partie de mon stock, disons que c’est la base de ce qu’il me faut ici. Je suis soigneur, j’officie au village la plupart de l’année.
Il se retourne à nouveau, saisit le pot avec un torchon en piteux état dont les fibres semblent avoir été léchées par les flammes du poêle plus d’une fois, et le pose sur la table à laquelle s’est assis Palwynn. Il sélectionne ensuite un pot sur l’étagère la plus proche et l’ouvre avant de sentir son contenu. Apparemment satisfait à en juger par son petit sourire, il marque un arrêt avant d’en verser le contenu dans le pot d’eau fumante.
— C’est un mélange de feuilles d’onguier et de racines de kunsaq. C’est inoffensif, leurs propriétés se limitent à vous détendre un peu, si vous laissez agir.
Il laisse l’infusion poser pendant quelques instants, puis remplit trois tasses dépareillées en filtrant la décoction à travers un tissu, et invite Kin et Palwynn à se servir.
— Désolé, je n’ai pas l’habitude de recevoir qui que ce soit ici. C’est assez éloigné du village, un peu comme une retraite.
— En plein hiver, avec le risque de rencontrer des dragirs ?
Vale hausse les épaules.
— J’ai l’habitude. C’est aussi pour ça que l’endroit est rarement mal famé, le risque fait fuir même ceux qui viendraient chercher des ennuis. Et pour tout vous dire, je n’ai pas vu de dragir de mes propres yeux depuis bien longtemps.
Un cri perçant résonne au loin, suivi de deux autres lui faisant écho. Kin regarde Vale qui hausse à nouveau les épaules, à peine troublé.
— En revanche, on peut les entendre, dit-il avec un sourire.
Kin remarque que Palwynn n’a pas encore touché à son infusion alors qu’elle a déjà fini la moitié de sa tasse, apaisée par la chaleur et les effets du liquide.
— Alors, vous voyagez, c’est ça ? dit le Qiosa.
— Nous avons besoin de rencontrer Eivar. Pour une offrande.
— Je vois. En général, les pèlerins arrivent par l’Est à cette époque de l’année, vous devez être assez déterminés pour passer par cette région.
— Passer par l’Est aurait rallongé notre voyage.
— Vous venez de l’Ouest ?
Kin peut voir Palwynn redresser soudainement son dos comme pour se tenir prêt à devoir intervenir physiquement. Elle pose nonchalamment une main sur son bras pour l’apaiser avant de répondre à Vale.
— Oui et non. Nous ne sommes établis nulle part, cela fait des années que nous voyageons. La vie est bien trop courte pour s’arrêter à un endroit et ne pas profiter de tout ce que ce monde a à offrir, n’est-ce pas ?
Vale semble approuver sincèrement, et sourit avant de finir sa tasse.
— C’est la raison qui m’a amené à quitter les miens. Je suis parti sans me retourner et je n’ai jamais regretté mon choix. Je respecte mon peuple et ses traditions mais le monde ! Quelle grandeur !
Vale écarte les bras dans un élan de joie, et lève les mains au ciel.
— Jamais je n’aurais pu imaginer plus bel endroit que celui qui m’était interdit.
Alors qu’il s’apprête à baisser ses bras, il peut voir les yeux de Palwynn s’écarquiller. Puis le guerrier se lève brusquement, dégainant son épée sans se soucier de l’ampleur de l’arme dans la petite pièce. La pointe de métal balaie une étagère dans un violent arc de cercle, fracassant pots en verre et jarres en terre cuite, puis vient se placer à quelques centimètres du visage de Vale.
Kin n’a que quelques secondes pour réagir et se retrouve devant une situation qu’elle n’avait pas anticipée.
— Sur ses bras, dit simplement Palwynn sans quitter Vale des yeux, le clouant sur place par son regard et la menace certaine de son épée.
Vale a encore les bras légèrement levés, les mains au niveau de ses oreilles. Il a presque l’air d’une sainte figure, celles qu’on accole à Eivar comme des protecteurs sur les gravures. Le regard de Kin se concentre alors sur ses bras dénudés de Vale, les manches de sa tunique ayant glissé vers les coudes, révélant une peau marquée de caractères à peine visibles. Du suqnar, une langue utilisée dans une seule région de l’Ouest, là où Kin et Palwynn ont connu l’enfer. Kin serre les dents, faisant saillir les muscles de ses mâchoires. Si Vale porte du suqnar gravé dans sa peau, cela ne peut signifier qu’une chose.
— J’ai du mal à croire aux coïncidences, lance-t-elle, la main sur le pommeau de sa dague attaché à sa ceinture. Quel genre de hasard mettrait un Disciple de Suhtran sur notre chemin ? Vous êtes bien loin des vôtres, Vale, ça, je vous l’accorde.
Le regard de Vale voyage plusieurs fois entre Palwynn et Kin avant qu’il ne se jette sur le côté, passant derrière un panneau de mur qui le dissimule. Plus vive que Palwynn, Kin s’élance à la suite de Vale qui se faufile déjà de l’autre côté de la pièce. L’espace réduit rend la chasse proche du ridicule, leurs mouvements entravés par la table, les chaises, le petit mobilier. Vale disparaît derrière une porte qui se confond avec le mur et la bloque derrière lui. Jamais il n’aurait pensé tomber sur qui que ce soit d’hostile, mais la probabilité de rencontrer quiconque sachant reconnaître les marques sur ses bras en est risible.
De lourds coups font trembler la porte, Palwynn sait user de tout son poids pour peser contre l’épaisse barrière en bois. Peu de chance qu’elle cède mais Vale décide de ne pas attendre et s’échappe par la fenêtre. Il ne compte pas fuir, cet endroit est chez lui et avec les dragirs dans les alentours, il lui est impossible d’aller plus loin que le périmètre de sécurité qu’il a lui-même mis en place pour se protéger.
Il contourne la maisonnette, le pas léger dans la neige fraîche. Il n’entend plus les coups de Palwynn sur la porte de la chambre, et s’ils sont malins, ce dont ne doute pas Vale, il les retrouverait bientôt. Au détour de la maison, les deux silhouettes dans la pénombre lui confirment ce dont il se doutait.
— Je ne suis plus un Disciple, lance-t-il avec peu d’espoir de les convaincre. Je ne mentais pas quand je disais que j’avais quitté les miens.
— On ne quitte pas les Disciples de Suhtran.
Kin a une dague dans chaque main, Palwynn son épée. Leurs postures ne sont pas menaçantes mais Vale sait que le combat est maintenant inévitable. Sa parole ne semble pas trouver écho dans ce que les deux voyageurs semblent prêts à accepter. Soit. Ils serviront de buffet froid aux dragirs.
Vale connaît les lieux par cœur, tout a été pensé pour se protéger en cas d’attaque. Il sait que s’il attire Kin et Palwynn aux bons endroits, ils tomberont dans les pièges destinés aux créatures de la nuit. D’un bon, il contourne le couple et évite de peu un couteau de lancer. Kin a plus d’un tour dans son sac et l’arc qu’elle a dans le dos ne demande qu’à être utilisé. Vale décide de jouer la carte de la furtivité et réussit à se cacher près d’un rocher, à l’orée de la forêt entourant la maison. Calmant sa respiration, il tend l’oreille. Avec le vent, déceler les bruits devient plus difficile. Il sait que Kin, plus légère que Palwynn, a déjà un avantage, mais elle ne connaît pas l’endroit aussi bien que Vale. La lune n’éclaire qu’une partie de la scène, et lorsqu’il décide de risquer un œil vers la maison, il n’y voit plus qu’une seule silhouette imposante. Palwynn.
— Vous êtes sans doute un bon chasseur, mais je suis une traqueuse hors pair.
Vale se fige à la sensation glacée contre sa gorge à peine découverte.
— Marchez.
— Vous n’avez aucune raison de faire ça, dit Vale en levant légèrement les mains en signe de reddition. Je ne suis pas une menace.
— Ca, c’est à nous d’en juger.
Elle le pousse vers l’endroit où se tient Palwynn, sombre silhouette impassible dans le froid de la nuit. La pointe de son épée perce la neige à ses pieds indiquant clairement qu’il n’a pas l’intention de s’en servir tout de suite, et que Vale n’est pas un réel danger pour eux. Vale comprend aussi que des deux, Kin est sans doute la plus dangereuse.
— Que fait un Disciple de Suhtran si loin de chez lui ? Est-ce que vous savez qui on est ?
— Je ne parle jamais sous la menace.
— Oh, tu vas cracher le morceau, c’est moi qui te le dis !
Tous trois se tiennent immobiles dans la neige, le vent devenu plus puissant faisant l’effet d’une mini tempête autour d’eux. Vale a le regard fixé sur Palwynn, toujours impassible, toujours immobile. Il sait qu’il va devoir agir vite pour se sortir de l’étreinte de Kin et ne pas se faire trancher la gorge pendant la manœuvre. Ce n’est pas la première fois qu’il se retrouve dans ce genre de situation, mais s’en sortir n’est jamais plaisant. Il profite d’une légère hésitation de Kin pour se dégager quitte à se faire entailler la gorge. Une blessure vaut mieux que la mort. D’un bond, il se jette sur le côté, roule dans la neige et se relève en s’aidant de ses mains, s’éloignant à grandes enjambées comme un animal à quatre pattes. Il sait quel piège va se trouver sur son chemin dans moins de trente mètres, et que Kin tombera dedans si elle décide de le suivre, ce qu’elle ne manque pas de faire. Palwynn, lui, ne bouge pas, et Vale se demande un instant quel genre de technique ces deux-là ont adoptée lors de combats. Kin est rapide, vive et sûrement plus agile, faire courir Palwynn serait sans doute une perte d’énergie, et sa force doit se trouver ailleurs. Mais Vale n’a pas envie de le découvrir par expérience. Il glisse le long d’une pente enneigée, fait quelques pas sur des rochers à peine visibles puis s’arrête entre quelques arbres qui le dissimulent à peine. Il sait que Kin est juste derrière lui mais il sait aussi qu’elle ne sait pas où elle pose les pieds.
Il entend enfin des pas légers faisant craquer la neige, un son sec puis un autre, comme une branche que l’on casse sur un genou. Il sait qu’il a gagné. Kin a déclenché le piège qu’il a soigneusement évité, normalement destiné à arrêter un dragir mais un humain peut connaître le même sort. Puis c’est un cri, et le silence. Il sait déjà que Kin n’est pas morte, le piège n’est pas létal, mais elle est au moins blessée, et dans tous les cas, elle ne peut plus rien lui faire. Vale s’approche de la zone où il pense trouver Kin mais ne voit rien à part des traces de pas, de la neige remuée et quelques gouttes de sang comme des taches d’encre sur le blanc immaculé.
— Oh. Ok, Kin, je vois que votre temps chez les Disciples a été bénéfique, dit-il à haute voix, s’adressant aux arbres mais sachant très bien que Kin est là, à portée de voix.
Ce qui l’inquiète le plus est Palwynn. Pourquoi ne les a-t-il pas suivis ? Est-il vraiment toujours en train d’attendre plus haut, près de la maison ? Vale n’a pas envie de le découvrir et se met aussitôt à chercher Kin. Il ne veut pas la tuer, ni même la blesser mais elle ne lui a pas laissé le choix. Les gouttes de sang sont éparses mais suivent les pas dans la neige. Vale se sert de la réflection de la lumière de la lune sur la neige pour se repérer dans l’obscurité. Si le piège a fonctionné comme il devait, Kin doit être blessée à un jambe, suffisamment pour ne pas pouvoir courir ou s’échapper rapidement mais rien qui ne l’handicapera plus de quelques jours.
— Kin ! Je sais comment désarmer le piège, laissez-moi vous aider. Vous ne m’avez pas laissé le choix, vous m’avez attaqué, il fallait bien que je me défende.
Il écoute le silence et finit par entendre un bruit, derrière un arbre entouré de buissons.
— Je ne vous veux aucun mal. Oui, je sais qui vous êtes, vous n’êtes certainement pas des inconnus parmi les Disciples, mais je n’ai aucune raison de vous attaquer et encore moins de vous livrer à eux.
Il finit par la trouver, dissimulée derrière l’arbre, presque invisible dans la nuit.
— Vous m’avez attaqué, je n’ai fait que me défendre.
Le visage de Kin est à peine visible mais il peut deviner qu’elle le regarde d’un air enragé, elle a tout d’un animal sauvage blessé prêt à tout pour se protéger de son prédateur.
— Plus vous bougez, plus il se resserre. Les dragirs bougent beaucoup.
Il jette un oeil derrière lui pour s’assurer que Palwynn ne va pas surgir de la pénombre puis s’accroupit près d’elle en levant les mains en signe de paix.
— Laissez-moi desserrer ça, dit-il en soupirant. Ce n’est pas… Sincèrement, si j’avais su que notre rencontre allait tourner comme ça, jamais je ne vous aurais guidé jusque chez moi.
— Dommage que vous soyez tombé sur les deux seules personnes capables de vous identifier, dit Kin entre ses dents, le ton enragé.
— Dommage… ou non. Je pourrais choisir de voir ça comme un signe.
Ils se tiennent tous deux à distance respective, Vale n’ayant pas encore décidé qu’elle ne présente plus une menace pour lui. Il attend quelques secondes puis décide d’approcher une main du dispositif qui enserre la jambe de Kin. Les dents en acier ont mordu à travers le tissu de son pantalon qui absorbe le plus gros du sang qu’elle perd.
— Ne bougez pas. Et je vous déconseille de me tuer maintenant. J’ai créé ce piège, je suis le seul à pouvoir l’ouvrir.
— Evidemment…
— C’est la meilleure des sécurités.
Kin semble se résigner, ses épaules tombent et sa respiration rapide se calme légèrement. Vale pose sa main droite sur l’acier, puis la gauche, et leurs regards se croisent un instant, à peine visibles dans la nuit.
— Ne bougez pas.
Sans la quitter des yeux, il fait courir ses doigts sur les parties métalliques, appuyant à des endroits stratégiques qui relâchent le mécanisme point par point. Les mâchoires serrées de Kin se détendent légèrement mais sa garde est toujours haute et son regard suit chacun des mouvements de Vale.
— Je comprends votre situation. Mais je ne suis pas votre ennemi, ajoute finalement Vale avant d’ouvrir le dernier point fermant le piège.
Une fois Kin libérée, ils marquent un temps de pause comme pour jauger la situation et se poser les questions vitales avant un possible affrontement. Mais la menace ne vient pas d’eux mais d’un bruissement un peu plus loin. Sous le coup de la douleur, Kin n’arrive pas à se concentrer sur le son mais elle sait déjà qu’il ne s’agit pas de Palwynn, elle reconnaîtrait son pas lourd typique n’importe où.
— Des dragirs, soupire Vale en se redressant d’un coup. Le bruit a dû les attirer. J’ai plusieurs pièges dans les environs mais si certains arrivent à les passer…
Vale se tourne à nouveau vers Kin qui est déjà en train de bander sa jambe avec un bout de tunique.
— Je peux me battre, dit-elle d’un air excédé. Mais notre histoire n’est pas finie.
— Nous pourrons finir ça autour d’une autre infusion, dit-il sans même la regarder, les yeux rivés sur les arbres dans la nuit.
Il peut sentir que la menace est là, tout autour d’eux, et le premier grognement ne tarde pas à se faire entendre. Vale décide d’avancer et de se mettre à découvert pour attirer l’attention sur lui et mieux jauger l’ampleur de la menace. S’ils sont chanceux, ils n’auront à faire face qu’à un individu loin de son groupe. Dans le cas contraire… les choses pourraient se corser. Il aperçoit un mouvement du coin de l’œil et dégaine une dague plaquée du creux de son dos. Palwynn. L’homme imposant reste dissimulé mais fixe Vale tout en levant doucement la main, ses doigts indiquant le chiffre deux. Deux dragirs. Si Kin avait toutes ses capacités, le combat ne poserait pas de problème mais avec un jambe blessée, l’issue est moins certaine et Vale commence à s’en vouloir d’avoir manqué de discernement dans le feu de l’action.
Les deux créatures ne tardent pas à émerger des arbres, leurs corps décharnés à peine visibles dans la nuit. Vale reste immobile et attend que le premier soit suffisamment en vue pour passer à l’attaque. Laisser l’avantage à un dragir mène à une issue bien trop aléatoire, leur agilité et leur rapidité en situation de conflit ne sont égalées que par les leurs. Palwynn décide malgré tout d’attaquer en premier, et Vale profite de cette diversion pour les contourner. Les deux dragirs se mettent immédiatement en position d’attaque telle des araignées prêtes à bondir. Leur apparence humanoïde n’enlève rien à leur rapidité de mouvement dès qu’ils sont à quatre pattes, et la nuit n’est pas la meilleure des alliées. Kin n’en avait jamais vu de si près. Leur peau sombre, couleur terre, semble desséchée, collée à des muscles et de la chair presque inexistants. Leur tête aurait pu paraître humaine si elle n’était pas aussi décharnée comme le reste de leur corps, les orbites habités par deux yeux sans paupières aux reflets changeants, des dents grises écaillées et saillantes sans aucune lèvre pour les protéger. Mais ce qui l’inquiète le plus sont ces mains aux doigts longs démesurés se terminant par des griffes qui ne laissent aucun doute quant à leur efficacité. Elle réussit à se mettre sur ses pieds et à se dissimuler le plus possible. Elle ne compte pas rester en retrait, le combat est déjà inégal et Palwynn n’a le dessus que parce qu’il a eu l’avantage de l’effet de surprise. Chaque tentative de coup d’épée ne rencontre que le vide ou la neige, les dragirs évitant chaque mouvement d’un habile bond sur le côté. Leurs mains griffues ne parviennent pas à toucher Palwynn mais les créatures ne connaissent pas la fatigue, et si le combat dure trop longtemps, leur fin est assurée.
Vale décide alors de tenter d’immobiliser une des deux créatures en lui sautant sur le dos. Les risques de blessures sont minimes mais leur peau cuirassée empêche toute blessure mortelle. Pour les arrêter, il faut les brûler jusqu’à devenir cendre, et le mieux est de ne pas être sur leur dos quand cela arrive. Réussissant d’un bond à sauter sur l’ennemi, il lui saisit les bras par derrière, les tirant dans un angle impossible, forçant la créature à se débattre et détourner son attention de Palwynn. Mais à seulement deux, ils n’arriveront pas à immobiliser les deux monstres.
— Kin !
La voix grave de Palwynn résonne entre les arbres et la traqueuse dévoile sa présence, attirant immédiatement l’attention des dragirs. Elle cherche rapidement un point faible à exploiter mais avec seulement ses dagues, elle n’arrivera qu’à les écorcher. Il faut trouver un moyen de les clouer au sol, littéralement. Elle se retourne et regarde ce qu’il reste du piège dont elle vient d’être libérée. Ils sont faits pour arrêter des dragirs, mais une fois désarmé, elle ne sait pas comment s’en servir. Vale réalise ce qu’elle cherche à faire et tente de la guider sans perdre sa prise sur la créature.
— La corde ! Elle est renforcée, prenez-la !
Kin démonte tant bien que mal le piège désarmé pour en tirer un long morceau de corde câblée. Le plus difficile reste maintenant d’immobiliser le dragir que Vale tente d’immobiliser. De son côté, Palwynn réussit à tenir l’autre créature à distance, l’attirant plus loin pour laisser Vale et Kin le temps de s’occuper de leur future victime. Kin saisit fermement la corde et commence à s’approcher. Le combat est inégal, et sa jambe blessée l’affaiblit et la ralentit, mais plus elle sera rapide, moins elle aura à forcer. Vale la fixe un moment puis lui fait un signe de la tête. Il lâche alors un bras du monstre et lui entoure la tête, sur ses yeux, tirant la tête décharnée en arrière. Kin saute vers l’avant sans hésiter une seconde de plus. Elle passe la corde derrière le cou de la créature, fait un rapide nœud coulant, puis tire violemment. Le dragir et Vale tombent lourdement sur le sol, mais Vale ne se laisse pas déstabiliser et s’aide maintenant de ses pieds pour immobiliser le monstre pour que Kin puisse l’attacher. La tâche n’est pas facile, et Kin ne cesse de jeter un œil à Palwynn qui a maintenant disparu. Ils peuvent entendre les cris de l’autre dragir plus loin dans la forêt, mais si Palwynn a besoin d’aide, il faudra qu’il tienne le coup seul jusqu’à ce qu’ils aient fini ici.
Kin finit en serrant la corde autour des chevilles de la créature et Vale se laisse rouler sur le côté pour s’éloigner. Kin cherche alors frénétiquement dans ses poches de quoi créer une étincelle bien que rien ne serait suffisant pour brûler le monstre suffisamment, et encore moins avec toute cette neige. Il leur faut du bois, beaucoup de bois, mais mettre le feu à la forêt est la dernière chose à faire.
— Est-ce que la corde va tenir ? demande-t-elle en grimaçant.
— Elle tiendra le temps qu’il faudra.
La créature se débat en criant, un son bestial sorti des poumons qu’elle ne devrait pas posséder vu son état. Kin la regarde se débattre, tenter de faire céder la corde, sans succès.
— KIN !
Son nom résonne si fort entre les arbres qu’elle a la sensation que l’appel vient de l’intérieur même de son propre corps. Elle a à peine le temps de se retourner pour voir que le deuxième dragir fonce sur elle dans un nuage de neige. Elle se prépare instinctivement à l’impact, incapable d’adopter une posture de défense suffisante pour accuser le coup, mais Vale est plus rapide et stoppe le saut du monstre avant même qu’il n’atteigne Kin en l’attrapant par les jambes. Les deux retombent violemment sur le sol dans un gros nuage blanc créé par la créature enragée. Ses mains crochues trouvent immédiatement le dos de Vale et commencent à déchiqueter tout ce qu’elles accrochent. Sous la douleur, Vale lâche sa prise sur le dragir qui bondit à quelques mètres d’eux avant de s’immobiliser. Sa posture à quatre pattes, ses dents découvertes, ses yeux jaunes reflétant le blanc de la neige, tout indique qu’il attend quelque chose. Il sait qu’il peut avoir un désavantage, que même blessé, Vale reste une menace.
Kin se tient prête, elle sait que l’erreur n’est pas permise et leur sera fatale. Le dragir fait quelques pas sur le côté en grognant, il cherche un angle, une faiblesse dans la posture de la femme qui tient ses dagues devant elle. Si le monstre attaque, il faudra qu’il passe par son acier en premier. Puis Kin réalise que la situation est clairement à leur avantage, elle sait que Palwynn est là, juste derrière, et qu’il attend le bon moment pour bondir. Elle décide alors de complètement baisser sa garde, de laisser croire à la créature qu’elle a le total avantage sur elle. Alors qu’elle baisse ses dagues et que le dragir bande ses muscles nécrosés, Palwynn émerge des arbres en quelques enjambées de géant, lève son épée et abat la créature d’un coup net sur le cou, tranchant sa tête sans hésitation. D’un coup de pied, il éloigne le corps qui retombe dans la neige mais semble envie doté d’une vie propre, ses mains cherchant autour de lui.
— Il faut les brûler ! lance Vale. Maintenant !
Plus question d’attendre. Ils abattent le dragir encore en vie et amène les corps avec eux.
La fumée du feu s’élève dans le ciel d’une nuit claire. Dans un autre contexte, elle aurait été parfaite pour apprécier la beauté de la forêt figée dans la neige mais l’odeur des dragirs calcinés n’a rien de très charmant, et Vale ne s’attarde pas autour du bûcher.
Rejoignant sa maison, il enlève ses vêtements en charpies pour traiter son dos le mieux possible. Kin se propose alors de l’aider. Malgré leur différend, il lui a sauvé la vie.
— Je ne suis pas votre ennemi, dit Vale en grimaçant, espérant que le message passe enfin. Vous avez sans doute connu les Disciples de Suhtran, mais je n’en suis plus un, même si j’en garde les traces.
— Nous devons encore débattre de ce sujet. Pour le moment, ne bougez pas.
Kin sait que Vale n’est plus une réelle menace vu l’état de son corps. Les griffes du dragir ont pénétré la chair bien plus profondément qu’elle ne le pensait, et Vale semble sous le choc, le corps pris de spasmes irréguliers. Palwynn se tient debout devant eux, silencieux. Ses vêtements portent les traces d’une lutte au corps à corps avec une des créatures, et il a vraisemblablement été blessé à en juger par les traces de sang. Vale soupire, les effets de l’adrénaline commencent à s’estomper et la douleur lui enserre les côtes.
— Ce que vous cherchez, tous les Disciples le savent, vos noms font partie de ceux que nous devons connaître. Vale grogne en se redressant. Quant à Eivar… je ne sais pas si elle pourra vous donner des réponses. Si la malédictio-
— La raison de notre voyage ne regarde que nous. Ce que vous savez est basé sur des mensonges.
— C’est pourtant un ordre méticuleux, les traces écrites…
— Ecrites par qui ?! D’autres Disciples ? Des propos rapportés, des témoignages douteux. Ce que vous nous avez fait pour finalement tirer vos propres conclusions mensongères… Jamais je ne l’oublierai.
Vale grimace, les soins prodigués par Kin sont loin d’être aimants et attentionnés, elle applique le baume sans précaution puis finit par bander son torse sans ménagement. Il aimerait argumenter, défendre sa cause et lui faire voir qu’il est différent de ceux qu’elle a connus mais la force lui manque et la douleur submerge ses pensées.
— Nous partirons à l’aube. D’ici là… merci de nous accueillir. J’espère que le futur nous mènera sur un chemin commun plus agréable.
Vale soupire en secouant la tête. Sa priorité est d’arriver à se reposer avant que les véritables douleurs ne fassent surface.
— J’espère aussi.
Prêtresse Eivar
Leur arrivée à Ostegard presque deux jours plus tard leur fait l’effet d’un accomplissement. Après leur long périple, poser les pieds dans leur ville de destination leur redonne un élan d’énergie, et ils profitent des dernières lueurs du jour pour faire du repérage et choisir l’auberge dans laquelle ils vont séjourner. Ostegard est une ville accueillante, pleine de vie, de passage, de commerces et de lieux de culture. Kin se sent un peu revivre après des mois à passer de village en village, à dormir dans les bois et repousser la vermine humaine. Même la douleur lancinante dans sa jambe se fait moins présente. Le nom d’Eivar n’est apparu que très tard dans leur quête mais leur objectif est clair depuis le début : maîtriser leur destin.
Le Bâton du Voyageur est l’auberge parfaite pour eux. L’ambiance calme et reposante attire tout de suite Palwynn qui n’attend presque pas l’accord de Kin pour y réserver une chambre. La décoration sommaire lui donne un aspect rustique mais le prix d’une chambre leur indique qu’il ne s’agit pas d’un établissement de seconde classe. Heureusement pour eux, l’argent n’est pas un souci premier. Pendant que Palwynn s’occupe de la logistique, Kin observe et visite les lieux, découvrant l’histoire de l’auberge sur une série de plaques illustrées dans la salle commune au bout desquelles est disposé un bâton de marche en bois, soigneusement accroché au mur.
“Le premier voyageur bâtit Ostegard de ses propres mains dans une région hostile où l’humain n’était pas le bienvenu.
Il repoussa l’ennemi avec pour seules armes son bâton de marche et sa foi.”
Un visage gravé dans le bois porte la légende “Le premier voyageur”. Kin avait entendu des histoires au sujet d’Ostegard, de sa création à son essor. Le premier voyageur a inspiré tant de personnes qu’ils ont croisées au cours de leur voyage mais personne ne savait s’il avait vraiment existé. La légende le peint comme une personne hors du commun mais Kin sait que personne ne peut être aussi fort, ou même avoir autant de chances. Personne ne peut survivre seul face à des ennemis armé seulement d’un bâton. Sauf s’il utilisait l’Oeil, auquel cas l’histoire ne raconte pas tout.
Elle se surprend à s’amuser de l’idée que son compagnon et elle-même soient bien plus âgés encore qu’Ostegard.
Kin sent alors la présence de Palwynn dans son dos et ses mains imposantes se posent doucement sur ses épaules.
— J’ai une chambre, quelques indications et un dîner chaud qui sera monté dans un instant. Viens, il est temps de profiter d’un véritable repos.
Kin pose une main sur celle de Palwynn et se retourne. Son compagnon a l’air plus fatigué que sa voix ne le laisse paraître mais ses yeux ne mentent pas, une vraie nuit de sommeil réparateur ne sera pas du luxe, malgré le prix de la chambre.
A l’étage, tout est calme, seuls quelques rires enfantins se font entendre quelque part, plus loin. Kin sent la pression retomber mais n’oublie pas qu’ils ne sont pas là en vacances. Dès le lendemain, ils devront trouver un moyen d’entrer en contact direct avec Eivar.
Leur chambre est accueillante et confortable, et Palwynn n’attend pas pour défaire ses vêtements souillés et tachés de sang, ses armes toujours à portée de main. Kin le regarde défaire les boucles et boutons un par un, abandonner la carapace protectrice nécessaire à leur voyage. Elle réalise qu’ils n’ont pas eu un moment de réelle intimité depuis très longtemps, et encore moins dans un endroit aussi chaleureux. Palwynn semble lire dans ses pensées quand leurs regards se croisent et esquisse un sourire.
— Laisse-moi au moins me laver avant. Il la toise de haut en bas. Et je t’invite à en faire de même.
Kin sourit, sachant déjà qu’à peine allongés, ils s’endormiraient dans les bras l’un de l’autre.
— Comment va ta jambe ?
— Ca va. C’est douloureux mais ça va. Tu sais que j’ai vécu pire. Et toi ?
— Ah, des égratignures, d’ici deux jours j’aurai plus rien.
Ils inspectent rapidement la pièce, et rejoignent la salle d’eau ensemble. C’est un coin sommaire de la chambre, aménagé pour pouvoir s’y laver confortablement mais sans réel bac. Après une toilette plus ou moins rapide, ils enfilent enfin des vêtements propres et décident de faire un point sur leur journée du lendemain. Ils ne pourront pas rencontrer Eivar le premier jour mais ils comptent sur leur identité pour pouvoir passer les barrières plus rapidement.
Devant l’énorme bâtisse dans laquelle réside la prêtresse, Kin et Palwynn marquent un temps d’arrêt. Les réponses qu’ils cherchent depuis ce qui leur paraît une éternité se trouvent peut-être derrière ces murs de brique et de bois, entre les mains d’une seule personne.
— Prête ?
— Prête et pressée.
A l’entrée, une seule personne semble devant les portes. Sa petite taille peut laisser penser qu’elle ne garde pas les lieux mais Kin et Palwynn savent que les apparences sont très souvent trompeuses et s’approchent avec précaution.
— Nous souhaiterions être reçus par Prêtresse Eivar.
Un silence s’installe quelques instants, le gardien les détaillant de la tête aux pieds.
— A quel sujet ?
— Cela ne regarde que nous, dit Palwynn avec un ton déjà excédé.
— Je ne peux pas vous faire entrer sans une raison valable. Prêtresse Eivar ne reçoit…
— Je n’arrive pas à avoir d’enfant. J’aimerais son aide.
Palwynn se tourne brusquement vers Kin qui garde un air serein et décidé. Ils n’avaient pas parlé de ce genre de stratégie, et sûrement pas avec cette raison. Le garde semble adopter une attitude plus clémente, semble réfléchir puis fait un pas sur le côté.
— Quelqu’un va s’occuper de vous à l’intérieur. On ne peut vous promettre qu’elle vous recevra, et si elle accepte, ça peut être dans plusieurs jours. Ou même semaines.
— J’attendrai le temps qu’il faudra.
— Bien. Alors entrez.
Kin s’attend à voir des décors opulents à l’intérieur mais tout n’est que bois et tapisseries, à l’opposé des dorures qu’elle s’était imaginées. L’entrée est assez grande pour contenir une vingtaine de personnes mais seule une vieille femme attend dans la pièce, assise sur une chaise en bois.
Kin soupire bruyamment et se tourne vers Palwynn :
— Vas-y, dis ce que tu as sur le cœur.
— Utiliser cette raison pour nous faire entrer…
— Et ça a marché.
— Kin… tu sais que c’est quelque chose dont on ne pourra pas lui parler, et je sais que… Il soupire sèchement. Laisse tomber. T’as raison, ça a marché.
— Ecoute, je me fiche d’en parler si ça peut nous faire avancer plus vite. Tu sais comment je fonctionne et tous les moyens sont bons pour arriver à nos fins. Tous.
De l’autre côté de la pièce, une femme d’un certain âge fait son apparition par une porte qu’ils n’avaient pas remarquée, vraisemblablement dissimulée. Elle porte la tenue distinctive de l’entourage de la prêtresse, une longue cape vert foncé sur une longue tunique marron. L’ensemble en lin finement tissé est simple, sans fioriture ni apparat, et seule une marque sur le dos de la main annonce l’appartenance de la femme à l’entourage de la prêtresse.
— Vous souhaitez une audience avec Prêtresse Eivar ?
— Oui, nous sommes… nous cherchons à avoir un enfant depuis longtemps mais… je crois que nous avons besoin d’aide.
La femme leur sourit avec bienveillance puis lève sa main marquée.
— Nous n’acceptons pas les armes à l’intérieur.
Sans même argumenter, Kin commence à se séparer de ses dagues et de son arc, mais Palwynn ne se défait que d’un couteau, laissant un silence s’installer.
— Je ne peux pas me séparer de mon épée.
— Si vous refusez de coopérer, je ne pourrai pas vous laisser entrer.
— Ce n’est pas un refus. Je ne peux pas. Cette épée et moi sommes liés, et personne d’autre que moi ne peut la toucher sans risquer sa vie. Dans tous les cas, l’épée reste avec moi.
Palwynn réalise qu’il est sur la défensive et décide d’opter pour une approche plus diplomate.
— Cela fait partie des choses que nous voulons demander à Prêtresse Eivar. Cette situation ne m’enchante pas plus que vous et j’aimerais y mettre un terme.
La femme le fixe un instant droit dans les yeux comme si elle cherchait à lire ses pensées puis semble acquiescer.
— Soit. Vous ne pourrez pas approcher la prêtresse donc je suppose que nous pouvons faire une exception.
Elle fait un signe de la main et deux gardes surgissent de nulle part pour les débarrasser et leur donner une petite marque en bois ornée d’un symbole.
— Je vous invite à attendre ici un instant.
— Merci, dit Palwynn en lui faisant un signe de la tête.
Mais ils n’ont même pas le temps de s’asseoir que la même personne est déjà de retour.
— Prêtresse Eivar va vous recevoir.
Kin et Palwynn se regardent un instant. La rapidité avec laquelle leur demande a été acceptée est plus que douteuse mais ils ne peuvent pas se permettre de douter. S’ils peuvent avoir des réponses aujourd’hui même, leurs vies pourraient s’en trouver changées à jamais.
— Suivez-moi.
Ils passent plusieurs couloirs, quelques pièces de tailles différentes, toutes semblables au hall d’entrée, mais ne croisent jamais personne, comme si l’endroit était vide de toute vie.
Puis ils arrivent dans une pièce plus grande, lumineuse et plus décorée que les autres. Au centre se dresse celle qu’ils supposent instantanément être Eivar, entourée d’un simple siège sur un immense tapis. Sa silhouette est cachée sous une longue robe marron, et son visage derrière un voile vert, couleurs de la prêtresse.
— Des voyageurs venant de si loin, je ne saurai vous faire attendre plus longtemps.
Sa voix est grave et profonde et pénètre au cœur de Kin qui en frissonne.
— Merci de nous recevoir si rapidement, c’est… inattendu.
— Mais vous n’êtes pas n’importe qui, ma curiosité n’en est que plus grande. Kin et Palwynn, vos noms ne me sont pas inconnus.
Kin et Palwynn se regardent brièvement puis regardent rapidement autour d’eux. Sont-ils en danger ? Comment sont-ils connus si loin de leur point de départ ?
— Vous êtes blessée, Kin. Souhaitez-vous vous asseoir ?
— Non, merci pour votre offre.
Eivar fait quelques pas sur le tapis, s’éloignant du fauteuil en direction d’une grande fenêtre.
— Ce que vous cherchez vraiment… nul ne saurait vous le donner. L’affliction dont vous souffrez a été infligée par l’Oeil et je crains ne pouvoir défaire ce qui a été fait.
— Vous parlez comme si vous connaissiez la raison de notre visite ?
— Oh mais je sais qui vous êtes et la réelle raison de votre visite. Certains événements traversent les âges et sont transmis de génération en génération. Kinora et Palwynn, les âmes immortelles, la femme renarde et le loup noir, voici ce que l’on dit de vous. Je ne prétends pas connaître votre histoire mais je sais ce qui vous est arrivé. Votre quête est encore longue. Mais elle sera fructueuse.
Palwynn se rend soudainement compte qu’une autre personne est dans la pièce avec eux, il ne s’agit pas de la femme qui les avait guidés jusque-là mais d’une autre personne, quelqu’un dont l’aura lui est connue. Eivar lève alors un bras, la main à peine visible dans la manche la recouvrant.
— Vous connaissez déjà Duskavale.
Kin se retourne et la surprise fait immédiatement monter une sorte de colère froide en elle. Ses mains se portent machinalement à sa taille, là où elle aurait trouvé ses dagues, mais ne rencontrent que le cuir de sa ceinture.
— Vale. Qu’est-ce que…
— Duskavale n’est pas un ennemi, il pourrait même devenir un de vos plus grands alliés. Vous auriez pu ne pas croiser son chemin mais vos destins étaient faits pour se croiser. Acceptez son aide dans votre quête.
— Quoi ?! Non, hors de question, tout sauf un Disciple, lance Palwynn.
— Je ne suis plus un Disciple, dit Vale en se tenant à bonne distance.
La façon dont il se tient trahit les blessures encore fraîches de son dos mais il n’en laisse rien paraître.
— Cette quête ne regarde que nous, ajoute Kin en se redressant, le menton fier. Nous n’acceptons aucune aide.
— Vous seriez pourtant avisés de l’accepter. Duskavale a des yeux et des oreilles partout, ses relations vous seront précieuses.
— Pourquoi ? Notre malédiction…
Kin hésite un instant à aborder le sujet de l’Oeil mais ils sont déjà allés trop loin pour l’éviter.
— Ce qui nous touche est d’une nature très particulière, je ne vois pas en quoi de l’aide de ce genre va nous être utile.
— Certaines réponses se trouvent entre des mains difficiles à trouver, des personnes cachées, parfois de mauvaises personnes. Duskavale s’est proposé pour vous assister dans cette recherche.
Kin se tourne à nouveau vers Vale et ils se regardent un long moment.
— Pourquoi ? demande-t-elle enfin.
Vale hausse les épaules, jette un coup d’œil à Eivar, puis fait quelques pas en avant, les mains en évidence comme pour montrer sa bonne foi.
— Peut-être parce que je cherche moi-même d’autres réponses et que votre quête ressemble à la mienne. Je n’ai pas l’éternité devant moi mais quelqu’un que je cherche depuis très longtemps pourrait vous aider. Si vous le trouvez, je le trouve aussi. Donnant, donnant.
Palwynn et Kin se consultent du regard. Leur visite prend une tournure à laquelle ils ne s’étaient pas du tout préparés, mais s’ils sont honnêtes avec eux-mêmes, Vale n’avait jamais essayé de leur faire du mal, et cette rencontre ne devait rien au hasard.
— Vous pouvez refuser, ajoute Eivar, sa silhouette tournée vers la fenêtre. Mais vous feriez une erreur.
Dans la pièce, un long silence s’installe. Voyager avec un Qiosa doublé d’un ancien Disciple ne peut pas être une chose facile mais Eivar est une voix de raison. Et si refuser était leur plus grande erreur ? Si Vale détenait des informations cruciales pour leur quête, tout pourrait aller plus vite.
— D’accord.
Kin tend la main vers Vale qui hésite quelques secondes puis finit par saisir son avant-bras. Elle comprend alors que cet instant n’est que le début d’événements plus importants dans leur quête, et que même s’ils voyagent depuis des siècles, ce moment précis marque le véritable début d’un long périple qui pourrait enfin les mener à la fin de l’éternité.