7 – Au Nom de l’Œil

Texte : Jérôme RUFFIER

I.

La plume parcourait le parchemin, laissant de temps à autre une fine tâche que raclait la paume de sa main, salissant le texte d’une souillure informe. Tern n’y faisait même plus attention. Il était gaucher, voilà une excuse suffisante pour que ses manuscrits ne paraissent pas aussi propres que ceux de ses confrères. Et puis les rapports sur la Brume Écarlate aux confins de l’océan ne passionnaient plus grand monde, aucune abomination n’en avait surgi depuis deux décennies. À croire que les suppositions qui voulaient que les Seigneurs Antiques et autres monstruosité prennent naissance dans ce marasme fétide et marin ne soient qu’une ultime théorie fumeuse voulant expliquer les malheurs de l’humanité.
Quelqu’un frappa au battant en bois de la porte. Tern soupira, rangea la plume dans l’encrier puis se tourna vers l’entrée de son étude :
J’ai demandé à ne pas être dérangé avant les Cantiques du Fléau de l’Épée ! clama-t-il d’un ton sec.
Vous m’en voyez navré, fit la voix aigue de Yunis. Mais j’ai une missive de la plus haute importance. C’est le Bailli.
Entre.
Yunis pénétra dans la grande pièce. Il lança un regard évasif sur les étagères débordant de livres puis s’avança jusqu’à Tern. Le Supplicieur paraissait fatigué, les nombres parchemins griffonnés de son écriture en pattes de mouches témoignaient de la longue nuit qu’il avait passé à rédiger des rapports. Il attrapa la missive enroulée d’une main et chasse de l’autre l’Aspirant de l’Église Oculaire qui ne demanda pas son reste, trop content d’échapper à la désagréable et habituelle humeur du prélat.
Tern déplia le rouleau pour le parcourir en marmonnant. Le Bailli de la ville lui demandait un rendez-vous en fin de matinée, le ton était formel, comme le veut l’usage. Le Supplicieur pesta, tapa du poing et quitta la chaise qui avait supporté son dos fourbu toute la nuit. Tern s’étira, se gratta sous les aisselles puis se rendit en boitant à l’autre bout de son cabinet pour se passer le visage dans la bassine d’eau laissée par Yunis la veille. Il n’avait pas déjeuné mais le temps pressait ; le Bailli n’était pas connu pour sa patience.

La jambe lourde, Tern de Grisfol marchait difficilement dans la grande cité de Kinora. Les étals des marchands s’éparpillaient de si bon matin entre les allées et avenues, les citoyens vaquaient à leurs occupations, bien à l’abri derrière les immenses fortifications de la ville, la seule à des centaines de lieues à la ronde. La dernière attaque groupée des Résurgents datait de trois ans. Ces monstruosités venues de l’Ailleurs n’avaient pas pointé leur nez depuis tout ce temps et le Supplicieur se félicitait de l’initiative du précédent Bailli qui fit dresser les plus grandes murailles du monde connu. Certes, on dénombrait quelques villages qui reportaient d’étranges apparitions de créatures abominables, emportant les vivants avec elle, mais plus aucun être cyclopéen n’avait été aperçu dans les environs. Où étaient passés les Seigneurs Antiques ? Avaient-ils déserté ce monde ? Qui étaient-ils en réalité ? Autant de question dont nul ne possédait, ne serait-ce que partiellement, un quelconque début de réponse.
Un élancement fit tressaillir la jambe de Tern, accentuant son boitement. Il y a vingt-cinq ans, dans une autre vie, Tern de Grisfol avait une existence bien éloignée de l’ecclésiastique qu’il était à présent. Fils d’un noble richissime, il passait sa vie à boire, compter fleurette et chasser. C’est en revenant d’une soirée de ripaille que son château fut attaqué par une meute de Résurgents.
Des araignées géantes aux visages presque humains, des formes changeantes, mi-loup mi-crabes et bien d’autres horreurs tirées du pire des cauchemars s’étaient entassées sur les murailles de son domaine. Avec ses hommes, il avait repoussé l’assaut jusqu’au soir suivant, tranchant des mandibules, coupant des pinces et enflammant des fourrures visqueuses.
En ouvrant les portes du château le lendemain, pour constater les dégâts auprès de son peuple, un Résurgent blessé lui sauta dessus. Pourtant, Tern aurait juré que les lieux étaient sécurisés. Un manque de négligence qui aurait pu lui être fatal. En effet, la créature, une sorte de mante religieuse blanchâtre, dénuée d’yeux mais disposant d’une mâchoire énorme, l’attaqua. Il bloqua la morsure en calant son épée au travers de la gueule du monstre, mais sa patte avant lui traversa la jambe droite, l’handicapant à vie d’un terrible boitement.
Les Résurgents réapparurent la nuit suivante, mais Tern avait quitté l’endroit où il avait grandi. Il savait qu’ils revenaient, toujours et encore. Sans raison apparente, sans logique décelable. En fuyant Grisfol de son plus rapide destrier, laissant les siens à un carnage certain, Tern aperçût dans les lueurs matinales une forme bouger entre les montagnes. Un être immense, dont la tête difforme pouvait certainement toucher les nuages, levait les bras en direction du ciel. Ce fut la seule fois où Tern vit un Seigneur Antique, mais il prie depuis ce jour pour ne plus jamais en rencontrer un.
Le Supplicieur se reposa quelques instants pour masser sa jambe, calant son dos contre la statue de la grande place où il se trouvait. La sculpture représentait une jeune femme portant une longue cape, une épée en main, le visage vindicatif : Kinora Nildun, la Dame du Sacrifice, celle qui chercha à contenir le Fléau des Hommes. Inspirée par l’Œil, maudite par l’Épée, ou l’inverse selon les Impies. Les citoyens et l’Église Oculaire lui vouaient une telle admiration qu’il fut décidé de baptiser la ville en son honneur. En tant que membre du clergé, Tern jouait en publique les adorateurs inconditionnels de Kinora. Pourtant, au fond de lui, il sentait que l’histoire contée avait été dénaturée au fil des siècles, modifiée par les différents conteurs qui ajoutaient ou occultaient des faits. Rien ne prouvait que Kinora, son amant Palwynn et la soi-disant malédiction qui les unissait avaient été l’élément déclencheur de l’apparition des Seigneurs Antiques et de leurs minions, les Résurgents. Mais rien ne démontrait le contraire non plus.
En soufflant sous l’effort, Tern massa une dernière fois sa jambe endolorie puis reprit sa route. Encore une centaine de toises et il pourra s’asseoir pour écouter le Bailli se plaindre.

Toute une bande ! Une quinzaine de foutriquets, avec des toges marquées d’une épée noire dans le fossé ! À danser culs nus autour d’un autel dressé à la gloire du Loup Noir ! Heureusement que la délation est encore efficace dans Kinora, car ce genre de vieille réitération du Culte de l’Épée se fait de plus en plus présent dans la cité. Et pour ajouter à l’horreur, ces fumiers ont laissé trois cadavres d’enfants sur le sillage pour leurs rites abominables. Les habitants de la rue des fleurs et de l’avenue Saint Eusèlme sont traumatisés ! Quand à ceux de la place de la Victoire, ils ont demandé ma révocation devant l’horreur du corps mutilé.
Les tempes du Bailli Faro Morgado battaient intensément sur le coin du front. La sueur perlait son visage rubicond et Tern fut même certain d’en recevoir une goutte ou deux. En tremblant de rage, le gestionnaire de la ville attrape la bouteille de vin rouge sur la table pour se servir. Tern, qui avait pourtant très soif, n’en avait apparemment pas le droit.
Je veux que vous les interrogiez, Supplicieur ! clama Faro. Des aveux propres, nets, signés sur le parchemin. Et vous foutrez vous-même le feu aux bûchers, si le cœur vous en dit. Non ! Pas de feux, ça va encore sentir la bidoche grillée dans toute la ville alors qu’il y a la Fête du Printemps. Vous leur tranchez la tête, demain midi !
Donc vous les avez condamné avant même que je les questionne, fit Tern d’un ton badin.
Le Supplicieur n’était pas un homme qui s’autorisait souvent à s’adonner à la plaisanterie, mais les emportements caractériels du Bailli avaient toujours tendance à l’amuser. Dans son gros bureau, sur son gros siège, fumant sa grosse pipe et buvant son gros verre, Faro Morgado représentait pour Tern l’un des problèmes les plus récurrents de ce monde en déclin : plus les sociétés grossissaient, plus elles nommaient des incapables à leur tête. C’était d’ailleurs pour cette raison que le Culte de l’Épée, constituée de nombres restreints et dispersées de fervents, grandissaient à vue d’œil. Jusqu’à, il l’espérait, devenir gros lui-aussi.
Il y a-t-il matière à discuter, l‘estropié!? tonna le Bailli en cognant son poing sur la table, manquant de renverser son verre. En vénérant le Loup Noir, ces salopards invoquent, consciemment ou pas, les Seigneurs Antiques !
Tern était persuadé que les créatures monstrueuses aux proportions titanesques, n’avaient que faire de trois clampin qui dansent à poil le soir de pleine lune. Mais le Bailli le pensait, ainsi que l’Église Oculaire. Quant à l’insulte que venait de lui lancer Faro, il n’en eut cure. L’habitude, sûrement.
Je les interrogerai, ils parleront.
Ça, je ne me fais pas de soucis, lâcha le Bailli en avalant une gorgée. Avec vous, ils parlent toujours. Vous avez ce talent.
J’ai surtout du bon matériel, répondit Tern. L’Église Oculaire a toujours fait parler les Impies.
« Au détriment de la recherche stricte de la vérité » voulut-il ajouter, mais il savait qu’il s’aventurerait sur un chemin plus que glissant. Tern se leva difficilement du siège et salua le premier notable de la cité.
J’expose les têtes, comme d’habitude ?
Non. En pleine période de festivités, j’aimerai montrer aux habitants autre chose que de la chair sanguinolente sur des piques.
Le Supplicieur approuva d’un signe de tête puis quitta le bureau du Bailli en claudiquant.

II.

La question avait été posée presque innocemment, ce qui fit rire Tern. Une fois son gloussement terminé, il répondit à l’homme enchaîné à la table du sous-sol du Prieuré de Kinora :
Bien entendu que ça va faire mal. C’est un petit peu l’objectif de tout ce rituel. Certains pensent que la torture amène des aveux tronqués. En réalité, un lien se crée entre celui qui manie les instruments et celui qui le reçoit dans sa chair. Il n’y a pas plus justes et vraies que des paroles prononcées sous la souffrance.
L’homme déglutit. Tern l’observa une dernière fois, avant que son enveloppe soit ravagée par la Question. Il avait presque trente de moins que lui, d’une musculature impressionnante. Ces cheveux noirs n’étaient pas encore ensanglantés et ses traits de visage possédaient une finesse presque féminine. Du moins pour l’instant. « C’est étrange, pensa le Supplicieur, il me fait penser à quelqu’un que j’ai connu. Mais impossible de me rappeler. »
D’où venez-vous ?
Le vouvoiement était toujours employé au début de la torture. Lorsque Tern passait au « tu », cela signifiait que la scène prenait fin.
Des terres de l’Ouest, répondit le supplicié.
Un vaste territoire ! déclara Tern. On dit qu’il n’y a plus de villes par là-bas. Les Seigneurs Antiques auraient tout dévasté.
On dit la même chose sur cette région.
Le tortionnaire ricana sadiquement. Il saisit un couteau pour poser la pointe de la lame contre le flanc de l’homme.
Je suis vraiment désolé pour l’état de mon matériel, il est un peu usé. J’ai peur que la rouille ne vous cause une infection.
Je sais que je ne sortirai pas d’ici vivant, déclara le prisonnier, impassible. Je vais tout vous dire !
Ça, j’en suis persuadé. Je vois que vous faites preuve de courage, mais soyez assuré que la honte et la douleur vous submergera d’ici quelques minutes. À la fin, vous me supplierez de vous poser encore des questions.
Il enfonça le couteau dans la chair de l’homme. Ce dernier cria puis se mordit les lèvres, afin de ne pas donner satisfaction à son tourmenteur.
Je veux votre nom, ceux de vos complices ainsi que les endroits où le Culte de l’Épée s’est implanté dans la ville. Tous vos amis ont déjà avoué. Il me reste à voir si vous me donnez les mêmes informations qu’eux.
L’homme refusa de parler. Il roula les yeux puis les ferma en serrant les dents. Tant mieux, Tern les préférait résistant, les aveux qui sortiraient de sa bouche n’en seraient que plus savoureux.
Vous connaissez une de mes spécialités ? demanda le tortionnaire avec un mauvais sourire. Je cloue le sexe de mes camarades de jeu à même la planche. Ensuite, on enlève le clou et on recommence, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus qu’un morceau de chair rougeâtre et sanglant entre les jambes.
Le Supplicieur sortit la lame du flanc du torturé puis il découpa sans ménagement son pantalon, déchirant la peau au passage. Son regard s’arrêta net et il recula sous l’effet de surprise.

III.

Au nom de l’Œil et de sa bénédiction, sous le regard bienveillant de Saint Kinora, la Première et Dernière des Sacrifiées, je déclare ces hommes et ces femmes coupables, comme l’atteste leurs déclarations consultables à tout moment au palais du Bailli.
Sur l’estrade de la plus grande place de la cité, Tern se tenait fièrement debout, face à une foule imposante. Les marchands avaient monté leurs échoppes ambulantes pour l’occasion et en ajoutant les commerçants qui étaient déjà présents pour la Fête du Printemps, la place ne possédait plus un pouce d’espace libre. Derrière Tern, quinze condamnés était agenouillés, la tête posée chacun sur un billot. Neuf hommes et six femmes, de différents âges, mais tous unis par la secte du Loup Noir. Un gigantesque membre de l’Église, le visage cagoulé, aiguisait son glaive à leur côté.
Ils ont honoré Palwynn et l’Epée ! tonna le Supplicieur de sa voix la plus forte. Ils ont effectué des rituels de sang dans la cité !
Des huées envahirent la place, se transformant en immense clameur révoltée. Tern souriait. Tout du moins en façade. Il se tourna vers les Impies en les montrant du doigt :
Voilà pourquoi l’Église Oculaire les condamne à la mort par décapitation. Bourreau ! Remplis ton office !
Une à une, les têtes sautèrent dans les paniers en osiers. À chaque coup de glaive, la population poussait des cris alternant entre l’horreur et l’allégresse. Le Bailli avait raison, pensa Tern, la décapitation est certes plus rapide, mais cela apporte une approche spectaculaire de la mise à mort.

En boitant, le Supplicieur descendit de l’estrade et quitta la place par l’accès le plus au sud. Il avait eu son lot de sang et de tripes pour la journée, il préférait rentrer dans son office plutôt qu’assister au reste des réjouissances.
Les rues étaient maintenant presque désertes, toute la ville s’était agglutinée sur la grande place. Il passa lentement devant une taverne puis tourna à droite. Encore quelques centaines de pas, de souffrance, et il pourrait s’allonger dans son lit afin de reposer sa jambe fatiguée. Il était éreinté, épuisé. La séance de torture avait duré jusqu’au petit matin et ne s’était pas aussi bien passée que prévue. Le dernier de ses « clients » faillit lui laisser échapper les outils des mains. L’homme avait une tâche de vin sur l’aine gauche. En forme d’épée pointant vers le bas. Or, Tern possédait la même depuis son plus jeune âge, au même endroit, tout comme son père. La Marque de l’Epée ! Symbole de Malédiction ! La légende voulait que ceux qui portent la Marque soient des descendants directs de Palwynn. Tern savait que ce n’était que foutaises, le Loup Noir et Kinora n’ont jamais enfanté. Mais ce symbole apparaissant sur la peau du torturé avait troublé Tern bien plus qu’il ne l’aurait pensé. D’autant plus qu’il avait un prénom très semblable au sien.
Il tourna maintenant à gauche, le Prieuré apparaissait au loin.
Encore un effort ! lança-t-il à sa jambe claudicante.
Une douleur fulgurante lui foudroya le bas du dos. Il s’effondra au sol en hurlant. Une femme se tenait devant lui, le regardant avec dédain et tenant entre ses mains une dague à la lame ensanglantée. Elle avait moins de cinquante ans, Tern devait être plus vieux qu’elle de quelques printemps.
Bonjour, Tern de Grisfol.
Peu de gens connaissaient son nom complet, il ne l’avait pas utilisé depuis sa fuite de son château familiale. Soudain, il la reconnut :
Alya ?
Elle-même, répliqua la femme.
Le Supplicieur rampa pour s’adosser au mur d’une maison, laissant une traînée de sang dans son sillage. Alya s’approcha de lui, le visage fermé.
Cela fait longtemps, mon amour.
Tern ne dit rien. Il connaissait la raison de sa présence et de son geste. Mais pourquoi maintenant, après toutes ses années ?
La Fête du Printemps, répondit Alya comme si elle avait deviné les pensées du blessé. L’époque des Équinoxes. Une période où l’invisible se mêle à la réalité.
En expirant un soupir de douleur, Tern passa la main dans le dos. L’entaille était profonde.
Que me veux-tu ?
Tu te rappelles, il y a vingt-cinq ans ?
Nous étions proches, fit Tern en essayant d’amadouer celle qui l’avait planté d’une dague.
Proches ! tonna Alya. Tu m’as violé à maintes reprises pendant quinze jours, dans l’auberge de mon père ! Sous les regards de ma famille. Et quand tu as eu ton saoul de luxure, tu m’as laissée à tes soudards !
J’étais… c’était… je te présente mes excuses.
Garde-les pour les malheureux que tu as torturés tout au long de ta vie pour le compte de l’Église Oculaire. Je ne viens pas pour des excuses, Tern. Mais pour finir ce qui doit être terminé. Vois-tu, lors de nos soirées où je subissais tes outrages, l’idée de la vengeance me tenaillait comme un feu ardent. Quand tu es parti, je cherchais le moyen de te faire payer ton immondice. Et la solution est apparut d’elle-même, presque neuf mois plus tard.
Malgré la souffrance, Tern écarquilla les yeux. Non, ce n’était pas possible !
Un enfant est né ? demanda-t-il en crachant un caillot de sang.
En effet. Tu as eu un fils.
Comment sais-tu qu’il vient de moi ?
Alya joua avec sa dague puis partit dans un éclat de rire qui fit frissonner le Supplicieur.
Durant nos ébats forcés, j’ai eu suffisamment le loisir de contempler ton anatomie, mon cher amant ! Une tâche de naissance, ressemblant étrangement à une épée. L’Église sait-elle que tu la porte ? Bien sûr que non, sinon tu ne serais plus de ce monde ! Sache que ton fils avait la même.
« Avait » ? questionna Tern en se mordant la lèvre inférieure.
Oui. Tu as passé la nuit à le torturer et sa tête se trouve maintenant détachée de son corps. Il s’appelait Stern.
Le ventre de Tern se refroidit sous les paroles d’Alya. Il avait détruit le corps de son propre fils, jubilant de ses souffrances, riant devant ses cris et ses appels à l’aide. Il sentit la terre trembler cela l’affecta moins que ce qu’il venait d’entendre.
Le savait-il ?
Oui. Et je vois qu’il n’a rien dit. Il a accomplit son rôle jusqu’au bout. Je suis fière de lui, même si je ne lui ai jamais donné l’affection d’une mère pour sa progéniture. Il te ressemblait que trop bien. Lui aussi descend de Palwynn.
Je ne descends pas de Palwynn, hoqueta Tern. Il n’avait pas d’enfant !
Une légende est narrée au Culte de l’Épée. On dit que durant la longue retraite de Kinora et du Loup Noir, le lien affectif qui les unissait s’effaça peu à peu. Même s’il n’était qu’une coquille vide, Palwynn avait des besoins naturels. Ne pouvant plus les satisfaire, la Dame du Sacrifice consentit à amener d’autres femmes dans la couche de Palwynn. Elle se dit que, ayant une progéniture, son âme-sœur retrouverait sa lucidité. La semence du Loup Noire fut fertile, Tern, tu peux me croire. Tu descends de Palwynn, comme ton fils et comme les enfants que j’eus avec notre fils. Ça été difficile d’accoucher de mes propres petits-enfants…
Le mourant lança un regard dégoûté à son ancienne maîtresse. Celle-ci haussa les sourcils, dédaignant les critiques muettes de Tern :
Il existe un rituel particulier que j’ai appris en errant dans les terres de l’ouest.
La terre fut secouée à nouveau. Tern eut l’impression que le sol allait s’effondrer.
« Le sang versé des descendants du Porteur de l’Épée feront rejaillir la gloire des Seigneurs Antiques » récita Alya. Il suffit de placer les corps au bon endroit, durant un solstice ou une Équinoxe pour que s’accomplisse les vertus de l’Épée.
Un nouveau tremblement se fit ressentir. Tern essaya vainement de se relever mais il retomba aussitôt, tant sa blessure le faisait souffrir. Alya posa sans délicatesse le pied sur son bras et lui trancha de sa lame la peau du poignet. Les veines laissèrent écouler le sang en longs filets.
Savais-tu que le Bailli était un éminent adepte du Culte ? demanda Alya à Tern. Je crois qu’il t’a dit où on avait retrouvé le corps de nos petits-enfants.
En serrant son avant-bras blessé, le Supplicieur repensa aux paroles de Faro. Les cadavres des enfants se trouvaient aux quatre coins de la ville.
Je ne comprends pas, fit Tern dans un murmure.
Le sang de Palwynn a été versé place de la Victoire, rue des fleurs et avenue Saint Eusèlme. Et si on ajoute celui de ton fils et le tien qui se déverse à présent sur une carte de la cité…
Il ne fallut pas moins de cinq secondes à Tern pour comprendre, tant il connaissait la disposition de la ville.
Une étoile à cinq branches ! souffla-t-il. Un pentacle !
Un bâtiment s’écoula en face de lui. La terre fut prise de soubresauts intenses.
Qu’as-tu fait ? dit-il dans un soupire hésitant à Alya.
J’ai libéré les forces de l’Épée. Et tu as grandement contribué à la renaissance de Seigneurs Antiques.
Avant de fermer les yeux définitivement, Tern vit une autre maison s’effondrer. Derrière les gravats, une forme indistincte se levait peu à peu, géante, gigantesque. Elle n’avait d’humanoïde que le corps, la tête ressemblant à si méprendre à celle d’un cerf dont on aurait recouvert les yeux de plâtre pâteux. Blanche, immonde, aux confins de l’horreur, disposant de dimensions titanesques. Des hurlements se firent entendre tout autour de Tern. L’apparition sembla s’étirer les membres, détruisant d’autres demeures au passage.
Qu’as-tu fait ? répéta le Supplicieur en mourant.
Il partit pour le monde des ombres avant d’entendre la réponse…

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