Texte : Florence RIVIÈRES
I.
Pas précipités. Glissades. Branches tordues le temps d’un passage, et qui claquent en reprenant leurs places. Les velléités de discrétion sont loin derrière : Kin les a abandonnées en même temps qu’elle a quitté la route tortueuse. Une lame dans chaque main, elle entaille un chemin au travers des buissons pour elle et son compagnon encapuchonné. La forme qui les suit depuis plusieurs lieues, si elle possédait des oreilles, les aurait de toute façon trop hautes pour les repérer de cette façon. Et puis il y a toutes les chances que les sens employés par la créature se trouvent dans un tout autre plan. L’Œil…
Malgré sa lenteur, l’autre se rapproche inexorablement. Sous ses sept jambes, la terre ne tremble pas : elle s’ouvre, laissant un passage parsemé de cratères nets, comme cautérisés. Il semblait assoupi lorsque Kin et Palwynn l’ont abordé. Replié sur lui-même, il semblait plutôt fragile. Mais ses membres fins comme un feuillet tranchant n’ont eu de cesse de s’allonger, entourant son corps d’un filet protecteur et mortel. Kin a alors libéré les mains de son compagnon, l’épée maudite entre ses mains a raccourci quelques appendices ; mais ils se sont multipliés de telle sorte que la tentative d’en savoir plus, de gageure, est devenue douce plaisanterie. Ils ont pu gagner du terrain sur la créature le temps que celle-ci finisse de se lever. Mais chacun de ses pas en couvre cinquante des leurs. Les grisâtres de son corps, confondus dans de rassurants nuages de fin d’après-midi, sont démentis par la large plaie sur le visage de Kin, qui n’en a cure : d’ici quelques heures elle aura disparu. S’ils survivent.
Un tunnel, une cavité suffisamment longue et étroite pour empêcher les bras de les y atteindre, serait leur seul salut. Autant espérer qu’un aigle surgisse du ciel et leur fasse traverser le continent dans ses serres pour les sauver. Et puis, au détour d’un rocher moussu, le sol plongea à quarante-cinq degrés, soudain débarrassé de sa verdure. Une cuvette dans le flanc de montagne abritait des ruines – non. Étonnant : le village n’a rien d’une ruine. De la fumée s’échappe de certaines cheminées de pierre et même de loin, les formes qui s’y meuvent semblent bien humaines. Elles ne semblent pas avoir aperçu la créature. Continuer à fuir dans sa direction condamnerait le village, changer de direction ne pourrait qu’accélérer leur propre mise à mort. Kin prendrait bien le temps de la réflexion mais une tension sur la chaîne l’interrompt : Palwynn a accéléré le pas en direction des habitations. Ses propres jambes suivent le mouvement sans prendre le temps de s’étonner du geste spontané de son compagnon. Et puis, à mi-chemin des premiers murs, elle entend, par-dessus la dégringolade des cailloux, le crissement des feuilles écrasées et sa propre respiration. Elle entend le silence.
Au-delà de son épaule, la créature s’est arrêtée. Elle sent son regard qui n’en est pas un sur elle, mais elle n’avance plus. Dans la cuvette, on lève la tête pour observer, mais nul mouvement de panique. Il semble que le monstre se soit désintéressé de tout ce qui se trouve en contrebas.
Un frisson lui parcourt l’échine et Kin reprend une marche prudente vers les habitations.
II.
Les regards s’étaient tournés vers le ciel, les regards mais pas les murmures, parce que chacun s’était habitué aux passages des monstres au loin. Ils n’annonçaient rien que la vie, dehors, qui continuait sans eux et parfois l’arrivée d’âmes qui chercheraient refuge là, au creux des montagnes, sur ce carré de terre sainte où l’on pouvait exister tout en gardant la terreur à distance. Tout ce qu’il y avait à faire, c’était se rappeler qu’elle était là, dehors. Là où le village n’était pas.
On n’avait jamais monté de palissade aux limites du village parce que nul ne savait vraiment où se trouvaient ces limites. Elles existaient, et eux avec. Cela suffisait. Cela suffirait. On se serrerait, peut-être. Les regards montaient tout de même lorsque les bruits sourds signalaient l’approche d’une énormité plus immense que les autres, parce qu’on ne se répétait que cela suffirait, parce que nul n’avait de moyen d’en être certain. Alors tous les yeux, par paires ou non, se levaient pour s’assurer que cette fois ne serait pas la dernière. Tous, sauf les siens.
La jeune fille qui n’avait pas levé les yeux ne le faisait jamais. Elle gardait le regard et le dos droits, vaquait à ses occupations sans jamais rencontrer d’obstacles. Même le nez porté vers le haut de la pente, les habitants s’écartaient machinalement sur son passage. La douceur de son sourire contrastait avec les fosses bleues qui le surplombaient, le lissé de sa peau avec celles des figures qui se détournaient d’elle pour, à nouveau, l’observer du coin de l’œil, une répulsion respectueuse au coin des lèvres. Elle n’avait pas levé les yeux parce que ce faisant elle n’aurait rien vu, rien que les deux étrangers qui s’avançaient, même pas, à cette distance, la chaîne qui les reliait. Depuis sa venue au monde, depuis, en tout cas, qu’il s’était trouvé des êtres humains pour la côtoyer, elle n’avait pas vu la moindre abomination, pas une manifestation de l’Œil. Rien. Comme si le monde ne portait d’horreurs que celles des hommes. On l’évitait parce qu’il y avait dans cette cécité l’ombre d’une condamnation : n’étaient-ce pas des hommes qui, par leurs rituels, avaient jeté des ponts entre ici et les ailleurs odieux ? Les tribus clairsemées, les vagabonds hagards, ne pouvaient s’en prendre qu’à leurs propres ancêtres.
La jeune fille entendait bien que nul, autour d’elle, ne doutait de ce qu’elle était la seule à ne pas voir; mais jamais, pas une fois, elle n’avait semblé remettre ses propres perceptions en cause. On l’évitait pour cela surtout, pour cette certitude tranquille. Elle n’essayait pas de convaincre les autres qu’il n’y avait rien à craindre ; à l’évocation des terreurs qui parfois se montraient, mais toujours se détournaient, elle hochait la tête avec compassion, peut-être l’amusement que serait celui d’une mère devant les récits abracadabrantesques de son jeune enfant. À ceci près qu’on ne riait pas de ces récits, plus maintenant. Ils n’étaient que trop souvent le signal qu’il fallait partir, et vite – se rencogner dans un terrier, courir en silence, laissant derrière soi des pans de vie. On pouvait peindre une enfance à la jeune fille, certainement elle aurait reçu des coups pour avoir dit qu’il n’y avait ni monstres ni cauchemars, parce qu’on ne plaisanterait plus jamais avec ces choses-là. Ici, parce que les monstres avaient toujours fait demi-tour, on la tolérait, on la visitait même. Mais on l’évitait parce qu’à trop la côtoyer, on craignait de se convaincre qu’elle était dans le vrai, que tous les autres étaient fous.
Et soi avec.
III.
Après que la créature s’est détournée d’eux, Kin a pu voir, en contrebas, des bras se lever : on lui faisait signe de rejoindre le hameau.
— Je viens, ne soyez pas impatients.
Un reste d’ego alimente une étincelle de colère – Kinora Nildun, fille de Lorkis Nildun, était connue pour faire fuir ses ennemis devant elle et non l’inverse. Mais ce qui était vrai dans le passé n’avait plus lieu d’être maintenant qu’elle était seule à se rappeler de ces noms. La présence même de la bourgade est suspecte ; la majorité des humains d’aujourd’hui préfèrent un mode de vie nomade ; être sans cesse prêt à fuir est désormais la condition principale de survie. Les meutes d’humains restantes ne dépassent guère la dizaine d’individus. Ce lieu n’est pas plus fortifié qu’un autre, ses occupants moins aux aguets que tous. On les croirait résignés, mais Kin a vu la bête faire volte-face à l’approche du hameau ; et ce qu’elle a perçu de loin, à ce moment, était moins que de la surprise – un simple soulagement. La preuve, les quelques femmes et l’homme venus à leur rencontre sourient, mais sans liesse excessive, comme si tout cela était normal. On les accueille pourtant chaleureusement – l’ex-mercenaire reste sur ses gardes, n’eût été leur mésaventure dans la forêt elle aurait pris le temps du repérage avant d’envisager approcher. Mais la chasse avortée les a menés à découvert. Peu importe, les hommes à présenter une menace étaient déjà rares avant la malédiction. Maintenant, elle n’en craint plus aucun.
Les villageois se réjouissent apparemment d’avoir des visiteurs. Dans les derniers rayons du soleil, des torches sont allumées, des festivités improvisées. Une modeste foule se presse autour d’eux, qui leur propose à manger, qui les interroge à propos de leur destination, qui demande des nouvelles de tel endroit, plus au nord, où ils ont pu passer, c’est mon village d’origine, peut-être reste-t-il quelqu’un… Elle finit par comprendre qu’aucun de ces habitants ne sort des limites du village, mais que beaucoup s’y sont réfugiés par peur des monstres. Un enclos, songe Kin. On ne peut les blâmer, pourtant.
— Comment faites-vous ? Pour les repousser ?
Nul n’a de réponse à lui offrir. On veut fêter… Quoi ? Leur survie ? L’arrivée de porteurs de nouvelles du monde ? La normalité même de la situation aurait de quoi vous faire frémir. Mais il y a autre chose, quelque chose sur quoi elle ne peut mettre le doigt pour le moment. Ça ne flotte pas dans l’air, ça ne vibre pas depuis les profondeurs de la terre et ça n’a rien de commun avec les atrocités que l’on croise dans le monde depuis déjà trop longtemps, et qui lui ont fait quitter sa retraite. Mais quelque chose ne s’aligne pas. Leur hospitalité incongrue, pour commencer, la met mal à l’aise.
— On ne voit plus beaucoup de visiteurs, regrette une femme.
Kin serre les dents devant le ventre protubérant de celle qui lui apporte un broc d’eau, la remercie néanmoins, et boit sans hésiter. Le sort qui a scellé leurs corps dans le temps les a aussi débarrassés de l’inquiétude des poisons. Beaucoup, ici, semblent sur le point d’accoucher, encouragées peut-être par la certitude de se trouver sur un coin de terre sain – un havre dont elles n’auraient à se soucier que de les empêcher de trop s’éloigner. Une autre femme, enceinte aussi bien que presque trop âgée pour porter un enfant à terme, se met en devoir de lui expliquer ce qu’elle peut.
— Les monstres ne viennent pas. Ce village est… quelques-uns d’entre nous l’ont trouvé il y a des années. Nous venions de l’Ouest. Il n’y avait plus rien à sauver là-bas… L’endroit tombait en ruines. Nous nous attendions à les voir infestées de quelque atrocité… mais rien. Il y avait même une meute de coyotes. Vous imaginez ? Ils s’étaient réfugiés là. Nous aussi, pour la nuit. La nuit suivante, on a entendu un bruit terrible. D’autres réfugiés qui n’avaient pas eu notre chance, au-delà de la crête… Une des bêtes était en train de les déchiqueter, tous à la fois.
Kin hoche la tête. Tous ceux qu’elle a croisés jusqu’ici ont été porteurs de récits similaires.
— Et puis, lorsqu’elle a eu fini, laissant les corps éparpillés comme s’ils ne l’intéressaient pas… La chose s’est tournée vers nous. Nous l’avions vue bouger. Nous savions que… Nous pensions que c’était fini. Alors quelqu’un est monté sur un pan de muret, bien en évidence. En disant… que puisque nous n’avions pas le choix, nous mourrions debout. Mais la bête s’est contentée de regarder, encore. En crachant, comme si… et elle est partie.
— Juste comme ça ?
— Les monstres ne viennent pas.
— Les monstres ne viennent pas, répètent quelques personnes comme un mantra.
— Mais il n’y avait personne ? Vous n’avez pas connaissance d’un chaman, de qui que ce soit qui aurait pu lancer un sort ou…
Aussitôt, l’assistance se renfrogne, et l’espace s’étrécit. Kin ne cille pas – la sorcellerie fait partie du quotidien de chacun désormais. Sa situation, celle de son compagnon, ne devraient plus faire exception.
Nous ne parlons pas de cela ici, lui signale une très jeune femme sans préciser leur crainte superstitieuse – que parler des monstres fasse venir les monstres, que mentionner l’Œil en attire un mauvais.
Mais Kin est persuadée maintenant que le village se trouve sous la protection de quelque magicienne. Une personne capable de repousser des êtres aussi énormes que celui qui a failli les rattraper aujourd’hui… ! Peut-être y a-t-il là le moyen de briser enfin la malédiction qui afflige Palwynn depuis si longtemps, qui les afflige tous deux. Les villageois veulent garder leurs secrets ; ça, elle peut le comprendre. Elle ne pensait pas trouver un jour une bonne raison de vouloir s’intégrer à ce genre de bouseux, mais s’il faut leur confiance – ou le temps de les observer – pour découvrir ce qu’elle cherche depuis si longtemps, soit.
Celle qui l’a avertie des usages du coin – Elena ? – se penche à nouveau vers elle, ses cheveux bouclés se balancent devant ses yeux, ses pommettes, ses lèvres. Elle dévore la guerrière du regard, et pour attirer le sien, ajoute :
— Il y a bien quelqu’un d’inhabituel… Mais c’est tout le contraire d’une magicienne : elle ne voit pas…
Une claque cueille la fin de la phrase au vol.
— Personne n’a besoin de tes ragots. Personne ne te… protégera, si tu déblatères ainsi.
Celui qui a parlé arbore une longue barbe, et une stature dont la masse, davantage que la puissance, lui permet de se faire craindre. Et de faire taire, peut-être, celle qui l’aurait aidée ? Le poignard de Kin part avant même son corps, tutoie la gorge de l’autre.
— Et toi, qui te défendra ?
Au temps pour la discrétion. Palwynn, lui, n’a pas bougé d’un pouce. Il fait disparaître un morceau de jambon sous sa capuche sans se préoccuper de la scène : la guerrière n’a pas besoin de lui. La main frêle d’Elena se pose sur le bras de Kin, en effleure les muscles.
— Ce n’est rien… C’est mon mari. Il est comme ça. Il ne voulait pas vous menacer.
— Si c’est ton mari, pourquoi t’a-t-il frappée ?
— Il s’est laissé emporter. Je vous en prie, profitons de la fête…
Elle abaisse son arme, hausse les épaules. Elle présente ses excuses du bout des lèvres et la fête reprend autour d’eux ; la large carrure de l’armure de Palwynn, la vélocité de la réaction de Kin, les ont dissuadés de chercher querelle plus avant. Mais impossible, maintenant, d’amener Elena à se confier ; elle se tient en retrait. Les rires et les chants s’affadissent à mesure que, dans la lumière des torches, Kinora Nildun voit enfin ce qui lui échappait.
Si, parmi toutes les femmes qui l’ont approchée, Elena est la seule à ne porter aucune marque de grossesse, son piètre mari est le seul homme qu’elle a vu dans le village. Le feu fait danser sur les visages épanouis, fêtant le volte-face d’un monstre de plus, des ombres qui ne disent pas leurs secrets.
Un peu plus loin, déjà Elena réagit à une caresse de celui qui la frappait il y a moins d’une heure. Elle rit et sourit, le laisse toucher ses cheveux, son corps. Cet homme est un médiocre, sans le moindre réflexe, la moindre compétence au combat qui justifierait qu’il domine qui que ce soit. Il n’est rien d’autre qu’un pilier de taverne comme on en croisait par centaines dans sa jeunesse, sans taverne. Uniquement la sensation de sa propre importance – si cette femme lui en accorde assez pour se laisser molester, alors elle ne vaut pas mieux aux yeux de Kin.
IV.
La hutte de celle qui ne voit pas se trouve au milieu du village. Pas sur la place, non, un milieu non-dit ; comme si le reste des habitations s’alignait à partir d’elle en suivant le tracé de deux ondes de choc dans l’air, douces, inaperçues, implacables. En s’en approchant, Kin a ressenti une chose étrange – comme si elle n’était pas la bienvenue entre ses murs. Comme si là n’était pas sa place. La sensation s’est dissipée en pénétrant dans l’espace tendu de rouge. Un lit dans le fond, à demi révélé par un rideau, un âtre et quelques coffres ; la table, au milieu, est couverte d’un velours pourpre ; et des coussins finissent de meubler l’ensemble. Un samovar fumant finit d’établir une ambiance feutrée. Une fois de plus, ce village leur offre une vue douloureusement normale, douloureusement révolue. Kin a refusé le thé en leur nom à tous les deux, et la jeune fille aux yeux clairs les fixe, demandant du regard autant que de la voix ce que les deux étrangers cherchent ici.
À la voir de près, elle ne peut avoir vécu plus d’une quinzaine d’années – et il n’est pas difficile d’imaginer ce que les autochtones, eux, viennent chercher dans cette demeure.
— Savez-vous qui protège ce village ? interroge Kin, toujours diplomate.
— Protéger ? Mais de quoi ?
— Des êtres qui rôdent. Les idoles et les monstres. Normalement, ils auraient fait pâture de cet endroit depuis longtemps… Et ça ne semble pas être le cas.
— Oh ! Oui, je vois… Je ne peux pas vous aider. Je n’en ai jamais vu.
— L’un d’eux s’est approché d’ici encore hier. Tous les villageois…
— Je suis sûre qu’il doit y avoir quelque chose, si vous voyez cela. Pardonnez-moi. Je ne souhaitais pas vous insulter.
La clarté de son regard, une certaine gamme de la voix, convaincraient presque qu’elle croit à ce qu’elle dit. Mais sa politesse trop raffinée, comme si elle sortait d’un palais maintenant englouti, et la fraîcheur du souvenir, de la course, l’entaille à peine refermée, la contredisent.
— Pourquoi répétez-vous ça ? Est-ce une façon de maintenir un sort ? Une rune de protection ? L’un de vous doit perdre la vue pour que le sort protège les autres ?
La jeune fille, toujours imperturbablement aimable, prend le samovar et emplit des coupelles de bois aux gravures exquises. Autant d’objets qui, eux non plus, ne devraient pas être là. Y a-t-il une faille temporelle à cet endroit ? Est-elle à cheval entre deux fractions de temps qui devraient être séparées par des siècles de lutte et de chaos ? La sorcière, il y a des vies de cela, a mentionné l’existence de tels phénomènes. Mais en lui précisant qu’il faudrait une puissance incommensurable pour en provoquer, sans parler de les maîtriser ! Depuis, des puissances incommensurables ont été employées à réveiller les idoles. Pourquoi pas ?
Le fil de ses réflexions, avant d’avoir pu la mener à la bonne question, celle qui amènera peut-être une réponse, des indices, est coupé net. Il est coupé parce que Palwynn a baissé la capuche de sa cape, ôté son heaume noir – et il vient d’accepter la coupe de bon gré. Le sursaut de Kin a attiré son regard, un instant, qu’il reporte aussitôt sur leur hôtesse, et la boisson à ses lèvres. Du poing, Kin envoie rouler la tasse dont le contenu se répand sur les étoffes tandis que leur hôtesse imperturbable avale le contenu de la sienne à petites gorgées. Elle regarde Palwynn avec douceur et lui dit :
— Oh, mais ces souhaits… il ne m’appartient pas de les combler.
Que la gamine ait pu communiquer avec Palwynn ne peut signifier qu’une chose : elle a accès à l’Œil d’une façon ou d’une autre, elle maîtrise ou est maîtrisée, à un niveau ou à un autre.
La situation du village des Masques se reproduit à nouveau, mais bien plus intensément cette fois.
Maintenant Kin en est certaine : rien n’est naturel dans ce hameau, et la responsable de tout ceci est devant elle. Elle se penche et empoigne l’autre au collet, menaçante. Se sachant découverte, la sorcière devrait réagir, se dévoiler, se défendre de quelconque façon ; les yeux bleus ne font rien que la dévisager curieusement, avec une innocence qui lui donne la nausée.
— C’est mon tour !
La porte s’ouvre en trombe. Le mari d’Elena n’a pas dessaoulé depuis la veille ; il regarde Kin d’un air mauvais, son regard s’attarde sur Palwynn décasqué. Il crache au sol avant de faire deux pas vers la jeune fille, qui déjà levée, se dégage et s’incline.
— C’est vrai, je crains de devoir vous laisser pour le moment, s’excuse-t-elle. (Et de couler un regard brillant vers Kinora.) À très bientôt.
V.
L’extérieur les a aspirés sans débarrasser leurs vêtements d’une tenace odeur d’encens. Avant de remettre heaume et capuchon en place, Palwynn, de son bout de leur chaîne, lui lance un long regard douloureux, enfermé, accablé et écrasant, mais qui la touche au cœur et lui confisque sa respiration ; si éprouvant soit-il, ce regard contient quelque chose que Kin n’y a plus vu depuis longtemps – c’est un regard vivant. Loin d’être fugitif comme quelques instants plus tôt, à l’intérieur, il plonge d’une paire d’yeux dans l’autre, et il continue à creuser, plus profondément, jusqu’à l’endroit où peut-être se cachent toutes les larmes que Kin n’a pas versées en quelques siècles. Mais il ne les atteint pas. Palwynn se détache avant que les barrières en Kin fassent plus que se craqueler, avant que son corps réponde à tous ses nerfs, à tout ce qui, en elle, veut se jeter et se lover et se serrer. Le heaume reprend sa place sans avoir pu masquer son retour – celui du vide entre les paupières.
Il y a longtemps que son attachement à ce qu’est devenu son ancien compagnon ne dépasse plus guère l’envie de le maintenir, de les maintenir en vie tous les deux. Longtemps que son corps n’a plus bourdonné de leur attirance mutuelle, que s’il est un pantin à la tête majoritairement vide, elle n’est qu’un esprit dans le sien. Elle dirige et décide ce que feront leurs deux corps et n’en habite aucun. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, pendant une fraction de seconde, Kin a touché du doigt ce qu’elle croyait être devenue trop âgée – trop blessée en réalité – pour encore entrevoir. Le lien a peut-être des chances de réveiller chez lui quelques souvenirs de votre passé commun, lui susurre la sorcière aveugle à des siècles de là. Donnant un coup sec à la chaîne, Kinora les éloigne de la hutte doucereuse pour ne pas penser que ce qui la laisse tremblante et affaiblie, c’est moins ce qui vient de se produire que la cause. Ce n’est ni le lien, ni le sort, ni leur amour passé qui vient de réveiller Palwynn, un si court instant. C’est elle – la jeune fille aux grands yeux bleus qui prétend ne rien voir pour mieux cacher quelque chose. Et il leur faut découvrir quoi.
Et surtout ne jamais reposer les yeux sur cette femme prête à fondre en larmes pour un souvenir et un espoir. L’espoir, se répète-t-elle depuis toutes ces années, ne s’entretient que par la force, et certainement pas en s’y abandonnant. Elena va croiser leur chemin ; elle l’évite ainsi que son regard. Son mari, disparu à l’intérieur de ce qui, à n’en pas douter, sert de maison de passe au village, est le seul homme qu’elle a vu de la journée hormis Palwynn. Et tous ces ventres pleins… Elle ne s’imagine pas que le barbu ait pu conquérir et séduire toutes ces femmes. Autre chose se trame.
Elle et Palwynn revenu à son comportement neutre de parfait serviteur sans âme dépassent des rangées d’habitations, puis de murets. Il y a là quelques animaux de pré solidement attachés à des piquets, puis les restes de cultures, partiellement récoltées avant la venue de l’hiver. Comme le village, les terres arables baignant dans une atmosphère douce, presque poisseuse. Les monstres ne viennent pas, répètent les habitants, et la sueur s’accumule dans l’air comme si les souffles, eux non plus, ne pouvaient sortir du périmètre. Un légume moisi sur pied, puis un autre. À croire que la communauté a produit davantage qu’elle n’en avait besoin. Un frisson parcourt de nouveau l’échine de Kin. Pourtant, personne ne se trouve derrière son épaule. Depuis leur arrivée, la tenaille l’intuition d’être observée.
Le charnier fait suite au potager abandonné comme une suite logique. Ici les tiges desséchées sont des os s’effritant sous les intempéries, la chair pourrie est humaine et les vers qui s’en donnent à cœur joie sont les mêmes. Près de certains corps, les arthropodes semblent patienter. Ils ne sont pas pressés. La viande s’amollira. L’odeur, infecte, les prend à la gorge. Les morts les plus récents, débarrassés de leurs frusques, dressent encore au vent une érection inutile.
Voilà qui ne les aura pas protégés.
VI.
La jeune fille aux yeux clairs, non plus que les autres habitantes, n’a de réponses à lui offrir. Ni ses lames sorties, ni l’allure désormais menaçante de Palwynn n’y ont rien fait. Il n’y a plus un mâle dans le village pour débouler et les interrompre maintenant, et celle qui ne voit rien mais en sait davantage que ce qu’elle en dira s’est approchée de Kinora. L’encens, auparavant entêtant, soulage maintenant ses narines. Si les hommes tués étaient des sacrifices, une tentative de protéger la communauté, comment fera-t-elle désormais ? Et cette cécité est-elle feinte ou une autre part du prix à payer ? La femme-enfant s’est penchée vers elle et de si près, elle ne voit plus les yeux si clairs qu’ils en deviennent suspects. Il n’y a plus que le grain de sa peau et l’ouverture de ses lèvres. Elle ne dit plus rien non plus, désormais ; elle n’en a pas besoin. À l’autre bout de la chaîne, Palwynn se tient coi tandis que les deux femmes se frôlent.
Les mains de celle qui ne voit pas trouvent les cuisses de la guerrière qui, oublieuse de ses questions et de sa quête, inspire ses cheveux aussi imbibés de cet encens étrange que le reste. Loin en elle, quelque chose l’alerte, cet état de détente est anormal, mais Kinora Nildun a d’autres priorités à cet instant. Les mains sont ancrées sur son bas-ventre maintenant, et y diffusent une chaleur qui l’étreint de l’intérieur. Les mains de la jeune femme sont enduites d’un baume, peut-être, quelque chose d’humide qui la met mal à l’aise, mais Kin ne la repousse pas. Ce n’est pas qu’elle ne peut pas – c’est qu’elle n’arrive pas à décider d’essayer. Elle ignore s’il lui serait seulement possible de lever la main, ou de refuser de lever la main. Kin a commencé à délacer les chemises de la future amante lorsque les yeux glacés, d’un bond, reviennent dans son champ de vision.— Femme-renard, siffle la blonde d’un air mauvais.
Femme-renard, c’est ainsi que l’on nommait celles qui ne peuvent enfanter. Auparavant. Le lien à Palwynn, empreint de l’Œil et contenu dans la froidure de la chaîne, se rappelle douloureusement à elle. Le corps encore engourdi par les vapeurs ambiantes mais l’esprit vif désormais, Kin intercepte la petite serpe sortie des jupons. Palwynn grogne sous l’assaut – elle n’a pas vu tout de suite que son compagnon était la cible l’attaque.
— Il n’a rien à faire ici, râle encore la fille alors que sa propre lame perce doucement sa jugulaire.
Les traits de la fille qui ne voyait pas les monstres se défont et se fripent, l’os du crâne s’amollit et cède sous le poids de la chair trop large. À l’intérieur du cadavre de l’adolescente, le squelette ne dépasse plus la taille d’un nouveau-né. Quelque chose en Kin veut vomir les drogues, nettoyer l’érosion de ses réflexes et lui faire sortir les secrets du costume de peau par tous les moyens, mais déjà son agonie a pris fin. Alors les rues du village préservé par l’horreur s’emplissent de cris.
VII.
Ce fut d’abord Elena.
Son ventre, pourtant plat, lui arrache des cris de douleurs en s’ouvrant. Les membres qui s’extraient, maladroitement, percent le diaphragme avant de trouver la direction de la lumière du jour. Le placenta étoufferait presque le nouveau-né s’il ne l’ouvrait pas à coups de dents. Et, derrière tout cela, Elena tente de se relever, de se retenir aux coudes dans la mare de sang qui se forme. Tant de sang, beaucoup trop de sang, à l’image des bras et jambes dépourvues d’os du nouveau-né.
Les tentacules malingres glissent dans la petite flaque, se déplient et, tremblantes, cèdent sous le poids de l’être qu’elles devraient soutenir. Le ventre d’Elena, c’est une bénédiction, était trop plat pour renfermer quoi que ce soit de viable. L’horreur reste imprimée dans ses yeux alors qu’elle arrive à coup de souffle pour hurler sa peine. Elle repose la tête. Elle ne veut plus regarder son enfant déjà immobile, ratatiné dans la rue.
Les cris, eux, ne s’étaient pas arrêtés. Toutes n’ont pas eu la chance de ne pas porter leurs grossesses jusqu’au terme – et de petites monstruosités à ventouses sont déjà en train de se nourrir d’elles.
L’une des choses est déjà repue. Elle se tourne vers les deux seuls êtres debout des environs. Les menottes sont tombées des poignets de Palwynn avec un cliquètement métallique. Les lames, dans les mains du couple maudit, se mettent à voler au-dessus des cadavres des habitantes.