10 – Nerestys

Texte : Pa Ming CHIU

Elle ne frémit pas, lorsqu’à son réveil, elle aperçoit la forme irréelle à l’horizon.
Un trait.
Juste un trait qui coupe le ciel en deux.
Un trait qui semble sans fin.
Tout au plus, il se voile un peu à son plus haut mais semble monter à l’infini.

Kin n’a pas pour habitude de parler tout seule, mais devant cette vue déconcertante, sa pensée s’échappe de sa bouche :
—  Qu’est-ce donc encore que cette foutue diablerie ?!
Bien entendu, aucune réponse de la part de son muet et apathique compagnon.
Une tour peut-être ? Mais certainement pas de la main de l’Homme. Cette chose est apparue dans la nuit, et sa hauteur est juste impossible, inconcevable, inimaginable.
En prenant un peu de hauteur, Kin parvient en tout cas à distinguer d’où part l’insolite objet. Environ quelques centaines de lieues vers le sud.
Une telle anomalie ne peut être que du fait de l’Œil et ne va pas manquer d’attirer tous les curieux. Peut-être attirera t’elle des êtres versés en sorcellerie, s’il en reste encore. Peut-être attirera t’elle quelqu’un qui aura une idée pour défaire la malédiction. Cela vaut le coup d’essayer en tout cas.

 

Elle ne frémit pas lorsque, quelques semaines plus tard, elle commence à cerner de plus près la forme. Cela ressemble à un gigantesque tronc d’arbre mais dénué de branchage et dont la cime serait perdue quelque part dans les nuages. Comme si un Dieu avait planté son bâton sur terre.

 

Elle ne frémit pas lorsqu’elle repère de loin l’armée de mercenaires qui campe dans la forêt. Cela fait fort longtemps qu’elle n’a pas vu de groupe armé aussi conséquent. Cela fait même longtemps qu’elle n’a plus vu autant d’êtres humains à la fois. Depuis le village des Masques au moins.
Elle dénombre un peu plus de deux cents têtes ici. Une petite armée déjà, mais sans grande discipline militaire. Le campement est trop désordonné, trop mal monté, et aucun uniforme, blason ou couleur sur les hommes.
Hors de question de les rencontrer. Ils pourraient se montrer hostiles et seraient trop nombreux à affronter le cas échéant.
Si Kin et Palwynn veulent descendre de cette falaise et atteindre « le bâton » sans faire un détour de quelques jours, ils vont néanmoins devoir passer près du camp.
Mais à la faveur de la nuit, cela ne devrait pas poser de problème de le contourner discrètement. 

 

Elle ne frémit pas lorsqu’elle aperçoit enfin le titan. Un titan végétal de forme humanoïde assis sur le flanc d’une falaise comme si celle-ci lui servait de trône. Et le « trait », le « tronc », le « bâton », n’est en fait que son cou. Un cou absurde qui monte plus haut que les étoiles. Y’a t’il une tête au bout ? Impossible de le savoir. Autre étrangeté, non moins cauchemardesque : une sorte d’immense cordon ombilical relie la créature au sol, et toute la zone semble asséchée, aride, morte.
Comme si le géant aspirait la vie alentour. 

 

Elle ne frémit pas lorsqu’en s’approchant, elle découvre tous les cadavres. Des religieux apparemment vu les étranges symboles sur leurs toges. Et de plusieurs ordres différents. Se sont-ils entre-tués au nom de ce nouveau Dieu ? Certains ne se sont même pas défendus et ont été brûlés vifs dans une posture de prière. « Pauvres fous… » se dit Kin intérieurement.
Son espoir de trouver quelqu’un à même de lever la malédiction s’étiole.

 

Elle ne frémit pas lorsqu’à quelques centaines de mètres du titan, des créatures commencent à émerger du sol. Des colosses de terre aux poings de pierre mesurant bien six ou sept pieds de haut, tels les golems des contes pour enfants.
Comprenant qu’elle n’a pas la force de frappe nécessaire pour faire tomber de tels monstres, Kin lâche son molosse. Elle fait tomber les chaînes de Palwynn, et en un clin d’oeil, ce dernier dégaine son espadon et fond sur les mastodontes à la vitesse de l’éclair. Comme si son arme disproportionnée et son imposante armure ne pesaient pas plus qu’une plume.
Les coups de Palwynn, puissants et précis, tombent sur les articulations des golems. Leurs bras et leurs jambes volent tandis que le Loup Noir se faufile entres eux dans un épais nuage de poussière. De là où se trouve Kin, on croirait que quelqu’un est en train d’abattre des maisons.

 

Elle ne frémit pas lorsque derrière la poussière, elle aperçoit Palwynn foncer ensuite sur le « cordon ombilical » et y planter son épée maudite.
Le « cordon » explose dans un éclat assourdissant et le souffle envoie Palwynn et Kin valdinguer sur quelques toises.

 

Elle ne frémit pas lorsqu’elle reprend conscience et ouvre les yeux sur le titan végétal en train de se décomposer. C’est la pluie de plus en plus forte sur son visage qui l’a réveillée.
L’atroce créature géante n’est plus que cendres emportées par le vent, mais étrangement, au lieu de retomber, ces dernières défient l’averse et montent vers le ciel avant de disparaître totalement.

 

Elle ne frémit pas à l’idée d’avoir tué un Dieu.

 

Elle frémit de tout son corps lorsqu’en se relevant, elle aperçoit Palwynn.

Celui-ci est parfaitement apaisé et se tient devant une jeune femme aux cheveux blanc.
Kin reconnaît immédiatement ces traits si purs et si doux. C’est la fille qu’ils ont sauvé au village des Masques. Elle les a donc suivi, mais comment a t’elle fait ? Comment a-t-elle pu survivre jusque là ? Comment a-t-elle fait pour ne pas se faire repérer avant ? Cela fait des semaines qu’ils ont quitté le village, il lui paraît inconcevable qu’elle soit à présent ici avec eux.
Surtout qu’elle ne porte aucune arme et n’est habillée que de haillons sales et déchirés.

Mais Kin n’a pas le temps d’y réfléchir plus longtemps. Elle remarque que des troupes approchent derrière elle. Ce sont les mercenaires. Et ils sont tous là. Soit un peu plus de deux cents têtes.
Ses sens engourdis par l’explosion ont tardé à la prévenir.
Kin n’a pas pour habitude de parler tout seule, mais pleine de colère contre elle-même, sa pensée s’échappe de sa bouche :
—  Bon sang, combien de temps suis-je restée inconsciente ?
Un homme dans une armure usée, et probablement volée, chevauche devant le groupe.
Sans doute le chef.
Une fois à portée de cri, il s’adresse à Kin sans prendre la peine d’enlever son heaume.

—  Nous avons vu ce qui s‘est passé !
—  Grand bien vous fasse ! Répond Kin, qui se rend compte qu’elle est plus provocatrice qu’elle ne devrait l’être.
—  Vous avez là une arme bien singulière, une arme qui peut tuer des Dieux !
—  Elle tue très bien les hommes aussi !
D’où lui vient cette défiance ? Elle se le demande. En rejetant un œil sur Palwynn, elle ne sait pas si son compagnon est en état de se battre actuellement. Et quand bien même, ils sont plus de deux-cents en face. Et cette fois, ce ne sont pas des enfants possédés, dénués de techniques et d’expériences.
—  Vous pouvez nous remettre cette arme ou nous pouvons la prendre sur vos cadavres ! C’est vous qui voyez !
—  Hahaha ! Si seulement vous saviez… Pauvres fous… Cette épée va vous détruire l’esprit !
Le chef lève la main.
—  Peu importe vos tentatives de bluff ! Cette épée représente le pouvoir ! Le pouvoir absolu ! Et elle sera mienne aujourd’hui, que vous le vouliez ou non !
Le chef abat sa main et tous les hommes se mettent alors à courir.
Kin dégaine son sabre, puis regarde en direction de Palwynn. Le guerrier ne réagit pas et son attention reste fixée sur la jeune femme aux cheveux blancs.
Cette fois, c’est la fin se dit Kin. Mais hors de question qu’elle quitte ce monde seule. Son regard revient sur la charge des mercenaires qui sera sur elle dans quelques secondes.
A l’image de leurs camps, ils sont plutôt désordonnés et ne tiennent pas leurs colonnes. Probablement pas de formation militaire comme elle le supposait. Ils sont en course et en descente, ce qui ne devrait pas aider leurs équilibres. Par ailleurs la pluie n’a de cesse de forcir et le sol est de plus en plus humide.
Oui, elle devrait avoir le temps d’en tuer quelques-uns avant de tomber.
L’espace d’un instant, elle repense à la jeune femme aux cheveux blancs. Comment se fait-il qu’il pleuve à chaque fois qu’elle est là ? Il est évident qu’elle utilise l’Œil. Et si son pouvoir était de faire tomber la pluie ?
Peu importe. En tout cas, c’est une belle journée pour mourir.
Elle ne frémit plus.

Kin lève son sabre mais lorsque les mercenaires arrivent presque à contact, tous tombent, soudainement écrasés au sol par une force inconnue et dans un vacarme assourdissant !
Non ce n’est pas une « force ».
C’est la pluie.
A en croire les sanglants impacts que Kin peut distinguer sur les hommes, c’est la pluie qui les tue !
Mais peu sont à mourir sur le coup.
Kin entend des centaines de hurlements d’agonie tandis que la pluie continue de s’enfoncer dans les chairs. Certains essayent de ramper pour se soustraire à cette punition céleste mais tous finissent par périr, transpercés de part en part.
Seul le chef semble encore vivant dans son armure intégrale, à entendre ses cris apeurés. Mais il ne représente plus une menace, la jambe coincée et certainement broyée sous son cheval mort.
Mais pourquoi Kin n’est-elle pas blessée alors qu’elle est également sous la pluie ? Et Palwynn ? En se retournant pour vérifier s’il est tout aussi indemne qu’elle, Kin voit la jeune femme aux cheveux blancs avec la main levée en direction du ciel et ses yeux briller d’une lumière rougeâtre.
Ce serait donc elle qui fait ça ?

Kin sent alors des petits cailloux rouler sur ses pieds. Après en avoir ramassé un, elle se rend compte que ce n’est pas un cailloux mais du métal. Du métal lourd, étincelant et tranchant.
Le pouvoir de la jeune femme aux cheveux blancs n’est pas de faire pleuvoir.
Son pouvoir est de changer la pluie en métal.

Celle-ci finit par baisser la main et, au changement du bruit, Kin comprend que c’est à nouveau de l’eau qui tombe du ciel. La marée de sang au sol se dissout peu à peu dans l’eau et la boue.

La mystérieuse jeune femme s’approche ensuite lentement du chef des mercenaires, avec Palwynn et Kin à sa suite, et lève la main dans sa direction. Après avoir poussé un dernier cri de douleur atroce, l’homme en armure s’éteint dans un râle guttural.
Que lui a t’elle fait ?
Kin enlève le heaume du chef et peut alors constater que son visage est figé dans une expression torturée, que ses veines sont anormalement gonflées et que du métal fondu sort des orbites de ses yeux et de sa bouche.
Kin se trompait encore. Ce n’est pas seulement la pluie que la jeune femme transforme en métal.  C’est n’importe quel liquide.
Dont le sang.

En remettant machinalement la chaîne à son compagnon, Kin réfléchit intensément. 
Et maintenant ?
La jeune femme est apparemment acquise à leur cause, ou du moins à celle de Palwynn. Faut-il la garder à leurs côtés cette fois, ou représente-t-elle un trop grand danger ? Ses yeux ont repris leur couleur bleue d’origine en tout cas. Devrait-t ’elle l’enchainer elle aussi ? L’Œil lui offre-t-il d’autres pouvoirs encore ? Est-elle également affligée de l’immortalité ? Et surtout, peut-elle aider à lever la malédiction ? Elle se l’était déjà demandé lors de leur première rencontre, mais plus que jamais, une partie d’elle a envie de s’en convaincre.
En tout cas, une chose est sûre, il ne faut pas se fier aux apparences. Cette frêle fille au visage d’ange est largement capable de se défendre… et n’a pas peur de le faire.
Après l’avoir longuement observé en silence, Kin rompt le silence. 
—  Pourquoi as tu quitté le village où nous t’avons laissée ?
Kin redoute la réponse. Se pourrait-il que la jeune femme ait exterminé le village, tout comme elle vient d’exterminer une armée entière de mercenaires ? Mais la réponse ne vient pas. La jeune femme reste silencieuse. Son expression est également neutre et parfaitement innocente. Comprend-elle seulement la question où l’entend-t-elle ?
—  Depuis combien de temps nous suis-tu ? Et pourquoi ?
Toujours pas un mot. L’esprit de cette pauvre enfant serait-il aussi brisé que celui de Palwynn ?
—  As-tu un nom au moins ?
Pas de réponse.
—  Allons bon, encore une muette…
—  Né…
Ah elle a donc une langue ! Se dit Kin traversée d’une lueur d’espoir.
—  Né… Né… Nerestys…
Nerestys. Kin se souvient de ce nom. C’était celui de la défunte fille de la vieille dame du village.
—  Elle disait que tu ne remplacerais pas sa fille, mais elle t’a pourtant nommée comme elle… Tu as dû lui fendre le cœur en t’enfuyant… Tu n’étais pas bien traitée dans ce village ? Tu es certaine de ne pas vouloir y retourner ?
Le silence à nouveau.
—  Bon assez discuté pour aujourd’hui… Haha…
Kin ne sait pas où aller, n’a plus de but particulier ou de destination, mais maintenant que le titan a disparu et que la route vers le sud est dégagée, autant continuer dans cette direction.
Elle tire d’un coup sur la chaîne et Palwynn lui emboîte le pas.
Puis, se retournant après quelques minutes, elle voit que leur nouvelle amie les suit quelques mètres derrière.
Kin n’a pas pour habitude de parler tout seule, mais une fois encore, sa pensée s’échappe de sa bouche :
—  Combien d’âmes damnés dois-je encore me traîner avant la fin de ce fichu monde… ?

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