Texte : Jérôme RUFFIER
Son mari l’avait quitté il y a quinze ans, le bougre s’étant fait écraser par une charrette transportant du fumier, ce qui, selon Termaine, était raccord avec le tempérament de son défunt conjoint.
Depuis, la vieille dame gérait intégralement l’entreprise familiale, aidée tout de même par sa fille Berlane et son cadet Yvor. L’auberge n’avait jamais été aussi florissante ; il fallait dire que la mauvaise humeur de Termaine était légendaire et que beaucoup venait boire un verre dans l’unique raison de voir la vieille crier sur ses habitués, servir les consommations en ponctuant de commentaires salés ou même sortir ceux qui vomissaient à grands coups de pied dans le postérieur.
Personne n’avait d’ardoise au cheval sans sabot, car chacun savait ce qu’il l’attendait en cas de non-paiement des repas et des boissons. L’établissement était le seul de tout Aracas à ne pas faire crédit mais aussi l’unique lieu de la ville dans lequel la garde entrait en s’excusant.
— Foutue matinée ! maugréa Termaine en crachant encore une fois dans un verre.
Elle leva les yeux au-dessus du comptoir pour observer la grande salle centrale. Une quinzaine de clients s’entassaient déjà autour des grandes tables rondes, commandant bières sur bières et son crétin de gamin n’était pas là pour lui donner un coup de main.
— Un pichet de bière ! tonna un grand gaillard qui levait la main.
— Et « s’il te plait », ça t’écorcherait la gueule !? hurla Termaine de sa voix éraillée. T’as été élevé dans une porcherie ? Et vire tes pieds de la table ou tu vas t’prendre de l’arbalète dans les miches !
L’homme rangea ses chaussures sous sa chaise tout en prenant un air penaud, sous les yeux moqueurs de ses trois autres camarades.
— Un pichet de bière, s’il vous plaît, Madame Termaine.
— Voilà qui est mieux ! C’est pas parce que tu es soldat de la garde que tu m’dois pas le respect, jeune coq !
Elle s’en alla tirer un litron d’un tonnelet derrière elle puis se rendit à la table des quatre hommes.
— Voilà ! fit-elle en déposant le pichet sur la surface en bois. Et tâchez de ne pas me mettre de la bière partout, sinon j’en profite pour vous foutre un coup de serpillière dans la gueule !
Hilares, les soldats glissèrent deux pièces de bronze dans la main de la vieille. Cette dernière testa le métal d’un coup de dent puis enfila le tout dans la poche de son tablier.
— Dites les gars. Ça fait quelques jours que j’entends parler de saloperies sur pattes qui foutent le bordel aux abords de la ville. Des choses pas très normales.
— Z’en faites pas, déclara l’un des gardes. Ce n’sont que des racontars de bonnes femmes.
— Non, répondit un autre. Jaspin était en poste avant-hier sur le rempart nord. Il en a vu deux.
— Deux quoi ? demanda le troisième.
— Deux créatures. Au début, il a cru à des loups ou des clébards sauvages, enfin un machin dans l’genre. Ils couraient dans la campagne alentour. Il a sorti sa lorgnette et il a bien vu que ça ne ressemblait pas à c’qu’il pensait que c’était. L’un des bestiaux avait huit pattes et l’autre avait une queue qui s’terminait comme celle d’un scorpion, vous savez, ces bestioles qu’on trouve dans les déserts.
— Jaspin a toujours aimé taquiner le goulot, lâcha celui qui avait commandé la tournée.
— Alors que vous, non ! ironisa Termaine.
— Pas pendant le service…
La vieille haussa les sourcils puis retourna à son comptoir pour ranger ses verres. Décidemment, il n’y avait jamais rien de bon à tirer de ses soûlards, excepté leurs pièces de bronze.
Le soleil déclinait derrière les hauts remparts d’Aracas, ses rayons illuminaient encore la salle principale de l’auberge. Termaine et ses deux enfants n’avaient pas chômé, la journée avait été intense. Entre les ivrognes qui chantaient à tue-tête et la clientèle un peu plus sobre qui désirait louer des chambres pour la nuit, l’établissement n’était pas prêt de retrouver son calme.
— Y’a du monde, hein M’man ? souffla Yvor en déposant trois chopines vides sur le comptoir.
Le jeune adulte avait le visage rougi par l’effort, les allers-retours entre les tables, les bras chargés, l’avaient quelques peu essoufflé.
— Yep, gamin ! répliqua la vieille. Et qui dit monde dit rentrée de pognon.
— M’man ! gueula Berlane, sa fille, depuis l’entrée de l’auberge. Regarde donc un peu ce qui vient d’se pointer devant. J’les vire ces deux cons ?
— Mais qu’est-ce qu’elle raconte encore celle-là ? maugréa Termaine.
Dix secondes plus tard, la vieille était dehors, le regard ébahit. Dans la petite ruelle qui longeait le cheval sans sabot, une immense roulotte tirée par quatre montures encombrait le passage.
Le conducteur, un bonhomme d’un âge incertain aux allures de mercenaires, discutait avec ce qui devait être son compagnon de voyage, un drôle de type fluet dont les yeux surmontés de bésicles reflétaient l’intelligence et le savoir.
— Vous commencez à m’emmerder, Anatael ! pesta le mercenaire.
— Mais puisque je vous dis que j’en ai assez de la roulotte, Corben ! Cela fait des jours que l’on traverse le pays, j’aimerai avoir, pour une nuit, un vrai grand lit et un repas que vous n’aurez pas préparé, sauf votre respect.
Le mercenaire soupira, se passa les mains sur le visage puis observa l’auberge d’un œil suspicieux.
— Ça m’a tout l’air d’être une taverne de passe, déclara-t-il à l’érudit. (Il lança un regard vers Termaine). Et la qualité n’a pas l’air au rendez-vous, elle ne débarque pas de la dernière marée celle-ci.
La propriétaire de l’établissement serra les poings puis tourna son nez crochu en direction du duo.
— Dites-donc, bandes de salopards ! Je ne vous permets pas d’insulter mon auberge et encore moins…
— Pardonnez-le, reprit le savant. Mon compagnon est d’humeur maussade depuis ce matin et il a l’œil torve. Il est bien entendu que votre auberge est un lieu correctement tenu dont on ne fait pas commerce de filles aux mœurs légères. Dites-moi, la brave femme, auriez-vous deux chambres pour la nuitée ?
En marmonnant dans sa barbe, Termaine tenta de se rappeler s’il y avait encore de la place dans son auberge. Il lui restait une chambre mais elle ne désirait pas la louer à ces deux foutriquets, surtout au grand con qui l’avait prise pour une prostituée de caniveau.
— Il m’reste rien, mentit-elle. On est en période de foire et j’ai des itinérants jusqu’à la fin d’la semaine.
— Peste ! répondit Anatael. Merci ma bonne dame, nous allons quérir ailleurs l’hospitalité.
— Attendez ! fit une voix rauque derrière Termaine.
Un homme vêtu d’une cape large émergea de l’entrée de l’auberge. Sa capuche empêchait de voir ses yeux mais ne dissimulait aucunement la peau de son visage, plus blanche que la neige. La vieille lui avait donné une chambre pour la nuit et le lascar avait payé rubis sur ongle. L’homme avança de quelques pas en direction des deux voyageurs.
— Je devais loger ici pour la nuit, mais une missive de la plus haute importance me force à quitter la ville plus vite que prévue. Prenez ma chambre, messires.
Le visage d’Anatael se réjouit tandis que celui de la vieille se rembrunît.
— Ça n’marche pas comme ça, lança-t-elle. Ce monsieur a loué la chambre, si vous la voulez, il faudra payer !
— Une seule chambre ? grimaça Corben. Avec un seul lit, je suppose.
— Maintenant que vous le dites, fit Termaine en faisant semblant de réfléchir, il m’en reste une autre. Par contre, vous me foutez votre roulotte plus loin, elle encombre la rue. Mon fils se fera un plaisir, moyennant quelques pièces, de dormir dedans pour la surveiller.
Autant rentabiliser les insultes des deux lascars, tout en ramassant le plus de pognon. Cependant, cela suffit aux voyageurs qui acceptèrent les locations.
— Deux chambres pour le prix de trois, pensa Termaine un peu plus tard, en empochant l’or du savant. La journée est plus rentable que prévue.
L’aubergiste se frottait les mains. Son commerce était plein à craquer ce soir et les gens prenaient des repas en plus des habituelles bières et pichets de vin.
Comme de coutume, la vieille femme cracha au fond d’un verre avant de passer un coup de chiffon. Une silhouette arriva alors à sa hauteur. Elle leva les yeux pour apercevoir l’étrange homme encapuchonné, au menton cireux, qui avait laissé sa chambre au mercenaire et au savant.
— Z’êtes encore là ? s’étonna Termaine. Je croyais que vous deviez foutre le camp de la ville.
— Une autre missive est arrivée, annulant la précédente.
— M’avez l’air de faire un métier compliqué l’ami. Si vous devez recevoir un messager à chaque fois qu’vous voulez faire quelque chose. Au fait, j’suis désolée, mais j’ai plus de chambre.
— Ce n’est pas grave, répondit l’homme de sa voix rauque. Auriez-vous l’obligeance de me rendre un petit service ?
Termaine n’aimait pas rendre des services, petits ou gros. Elle alla protester lorsque le drôle de type lança une bourse débordante de pièces sur le comptoir.
— Vous avez toute mon attention, déclara la vieille en rangeant l’or.
— Les deux hommes à qui j’ai cédé ma chambre. Il est important que leur voyage se déroule sans encombre.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’ça m’foute ?! grommela la tenancière. Enfin, je veux dire… en quoi puis-je vous être utile ?
— Vous voyez la table du fond, les deux anciens soldats louches et la fille qui a des poignards un peu partout ?
Sur la pointe des pieds, Termaine scruta la salle. En effet, il y avait un trio composé de deux reîtres, visiblement, et d’une jeune femme qui s’était attaché des dagues à différentes lanières sur ses vêtements.
— Des brigands, pesta la vieille. Ils sont arrivés y’a une heure. M’enfin, tant qu’ils payent leurs consommations, ils peuvent égorger tout leur saoul en dehors de mon auberge.
— C’est ce qu’ils comptent faire. Demain matin, ils vont suivre les deux hommes avec la roulotte pour les attaquer.
— Comment qu’vous savez ça ?
Il ne répondit pas. Il fouilla dans la poche sous sa cape pour en sortir un petit sachet de poudre qu’il déposa sur le comptoir.
— Dans quelques instants, ils vont vous commander un pichet de vin. Pourriez-vous verser ceci dedans, je vous prie ?
— Vous voulez que j’empoisonne mes propres clients ! pesta la vieille. Vous m’prenez pour qui ?
— Pour quelqu’un qui aime l’or. Mais je vous rassure, il ne s’agit pas de les empoisonner. Cette poudre va juste les rendre plus lents, moins précis, moins combattifs. S’ils attaquent quelqu’un et qu’ils meurent, en quoi seriez-vous responsable ? Et j’ai une deuxième bourse pour vous, une fois que la poudre sera versée.
Tiraillée entre un vaste profit rapide et quelque chose qui ressemblait vaguement à un soupçon de conscience professionnelle, Termaine attrapa le sachet.
— Un pichet de vin ! ordonna une voix féminine au fond de la salle.
Une semaine avait passé depuis la rencontre entre le mystérieux homme encapuchonné et Termaine. Pour tout dire, cette dernière aurait même oublié cette entrevue si elle n’avait pas reçu en échange de ses services deux larges bourses débordantes d’or. L’équivalent de huit ou neuf mois de travail acharné. La vieille avait profité de cette manne inattendue pour racheter du mobilier et faire agrandir sa cave. Tout allait bien dans le meilleur des mondes… si ce n’était ces trois salopards de gardes, assis en ce moment même dans son auberge, qui venaient de poser leurs pieds sur leur table.
— Vous voulez qu’je vienne pour vous botter le cul ? gueula-t-elle à l’attention des indélicats.
Tous penauds, les trois hommes rangèrent leurs chausses le plus rapidement possible en s’excusant. Sans qu’elle ne sut dire pourquoi, Termaine fut prise d’un remord. Elle remplit un pichet de bière et l’amena aux soldats de la cité.
— J’veux plus voir vos arpions sur la table, les gars. Tenez, une tournée offerte par la maison. Pour vous remercier de protéger Aracas.
En effet, depuis quelques jours on voyait au dehors des murailles d’étranges monstres que la nature n’avait pu créer que sous état éthylique. Même Termaine en avait aperçu, alors qu’elle se promenait sur un rempart. Une grosse bête, velue, comme un crabe mais avec un corps d’homme. La vision fut intense, effroyable, et les lascars qui surveillaient la ville devaient en voir d’autres, quotidiennement.
Les soldats saluèrent le geste commercial, d’autant plus qu’il n’était que rarement en vigueur dans cet établissement. La vieille s’assit à leur table pour se servir également un godet.
— J’ai entendu des choses, fit-elle à voix basse. Il parait qu’il y a encore plus de créatures, dehors.
— Pour sûr ! approuva l’un des hommes. Personne n’ose sortir des remparts. Les marchands évitent Aracas depuis quelques jours.
— Pas que notre ville, renchérît l’un de ses camarades. J’ai entendu dire que toutes les routes étaient désertes. Ces choses, ces… monstres fichent la trouille à tout le monde. La dernière escouade qui a voulu décimé les créatures autour de la muraille a disparu.
— Merde, grommela Termaine.
— Et ce n’est pas tout, continua le troisième. Le sergent Welon est revenu ce matin d’une patrouille, pas loin du Col du Crâne. Il dit qu’il n’y a plus de Col du Crâne, comme si la montagne avait explosé.
— Foutaise ! clama le premier. Même les plus talentueux des alchimistes ne pourraient faire sauter une masse aussi grosse !
— En attendant, c’est c’qu’il a vu. Et je crois le sergent, c’est un brave homme, pas un menteur, pour sûr !
— Pour sûr, déclara Termaine en quittant la table. Faut qu’je retourne au boulot, les gars.
La mort dans l’âme, la vieille retourna à son comptoir. Heureusement qu’elle avait fait le plein de provisions et de bouteilles avec l’or providentiel !
— Cela ne vous servira pas à grand-chose, dit une voix rauque sur sa droite.
Termaine sursauta de surprise. L’homme à la capuche était là, assis sur le tabouret, face au comptoir. Comment n’avait-elle pu le voir arriver ? Sans se démonter, elle servit un verre de vin qu’elle fit glisser jusqu’à l’étrange bonhomme.
— Qu’est-ce qui ne me servira pas à grand-chose ? demanda-t-elle.
— L’or que vous avez dépensé. L’or ne servira plus dans quelques temps.
— Qu’est-ce que vous racontez ? fit l’aubergiste en haussant les sourcils.
— Tout cela n’a plus d’importance. L’Avènement des Seigneurs arrive. L’Oeil se prépare.
Une secousse fit trembler les bouteilles derrière Termaine. Les soldats se levèrent de la table, épée en main.
— Une explosion ? demanda l’un deux.
— Un Seigneur Antique ! répliqua l’homme encapuchonné.
Il se découvrit enfin le visage et Termaine tressaillit, manquant de défaillir. L’étranger avait une peau blanche et craquelée comme du parchemin. Son crâne chauve possédait des marques, comme des écritures gravées dans la chair d’une langue inconnue et perdue depuis trop longtemps. Ses yeux… ses abominables yeux d’un noir profond, sans iris ni pupille, un puits d’obscurité plongeant dans un abîme sans fond !
À sa vue, les soldats se détournèrent des fenêtres pour se rendre vers l’homme. Ils firent quelques pas quand le mur longeant la ruelle explosa en un millier de débris, lançant les corps des gardes au sol. Termaine vit une masse énorme émerger des décombres à l’extérieur puis disparaître. Une deuxième secousse fit vaciller le bâtiment alors qu’une autre déflagration retentit, plus loin cette fois-ci. Sans trop savoir pourquoi ni dans quel but, Termaine attrapa un couteau sur le comptoir pour le plonger dans le crâne de l’horrible inconnu. Quelque part, cette horrible face devait être responsable ! Ce dernier bloqua l’attaque et repoussa la vieille qui se cogna conte les bouteilles brisées derrière elle. L’un des tessons lui rentra dans l’omoplate.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en haletant.
— Le Serviteur.
L’homme prit le verre de vin pour le vider d’un seul trait. Il tourna son regard effrayant en direction de Termaine puis lui lança une bourse d’or.
— Pour vos services, ma Dame. Pour vos services…
Un pied gigantesque, plus massif qu’une maison écrasa le cheval sans sabot.