17 – Roar – part. 1

Texte : Alyciane CENDREDEAU

Les dieux se sont levés. La Terre s’est effondrée.
Il n’y a plus aucune place pour nous, les Hommes.
Seule la chair déchirée, le sang versé, le Temps des os et du chaos dominent.
Fuis, toi qui lis ces lignes sur cette pierre gravée, car ta vie est comptée.
Fuis, même si rien ne pourra te sauver.
C’est l’ère des monstres et de l’horreur.
C’est l’ère de la fin de l’humanité.

Djäll le prophète.

Tout était noir dans la campagne grelottante. Le vent hurlait à travers les griffes des arbres décharnés, s’engouffrait dans les landes asséchées, fouettait le visage émacié et grisonnant d’une étrange créature tordue sous les pierres. Elle avait les yeux clairs, les lèvres craquelées, le teint blanc presque évanescent, comme si la vie refusait même de s’accrocher à elle. Ce n’était pas un petit animal blessé, mais bel et bien une enfant. Elle pleurait là, serrant sa poupée de bois contre elle, gémissante de froid, de faim et de peur, les pieds nus enfoncés dans la terre. Elle pleurait pour elle, pour sa vie, pour celle de ses parents délaissés à quelques pas, leurs restes sanguinolents fouillés par les mâchoires avides des créatures nocturnes.

Elle s’appelait Plum, et elle supposait qu’elle allait mourir très bientôt. C’était d’ailleurs la fin la plus logique à cette tragique histoire, la fin de tous les humains encore restant dans ce pays de désolation. Ses gémissements résonnaient doucement entre les crissements poisseux des muscles broyés et du claquement de dents des prédateurs, s’immisçaient lentement dans la plainte du vent.
Déjà un puis deux étranges museaux bardés de dents noirâtres humaient l’air, presque comme par réflexe. Ils ne pouvaient pourtant pas la sentir, ni la voir d’ailleurs. Ils n’avaient pas d’yeux, mais qu’importe : l’œil les menait toujours vers leurs victimes.
Vers ce tout petit gémissement de souris.

Un dernier cri dans la nuit.

Les créatures bondirent d’un coup, se jetèrent vers la silhouette recroquevillée fondue dans le noir.
Et un autre gémissement éclata.
Car si ces monstres n’avaient pas d’yeux, leurs gueules suffisaient bien pour pleurer. Une autre plainte déchira les ombres, comme un couinement aigu et douloureux.
Un bruit d’os brisé, de coup sourd et spongieux. Un corps tomba, et la silhouette se releva.
C’était un homme, ou peut-être un autre monstre : sa forme noire et humanoïde était presque frêle, fine et élancée, noueuse. De son dos partaient deux membres étranges, comme deux ailes squelettiques et déformées, lui donnant l’allure d’une araignée cauchemardesque.
D’un autre coup, l’une de ses pattes frappa encore, foudroya une seconde bestiole de l’enfer, la transperça du bout de ce membre grotesque.
Le reste avait tout d’un homme pourtant : un sourire fou (car seul les fous peuvent encore sourire dans ce monde), deux yeux noirs et luisants, de longs cheveux d’ébènes encadrant son visage blafard et creusé. Il s’avançait d’un pas grinçant, s’arrachait entre les cadavres et glissa presque jusqu’à la jeune enfant qui ne bougeait plus.
Elle avait les yeux fermés, le visage trempé. Une lame brilla au-dessus d’elle ; le rocher qui la cachait dans le trou en dessous s’écarta légèrement.

Une main couverte d’un sang noir et épais lui toucha doucement l’épaule. C’était un contact presque tendre mais pourtant ferme, qui sentait la mort. Plum rouvrit les yeux. Elle vit ce visage angoissant penché sur elle, ce sourire étrange qui ne la rassurait pas. Elle crut un instant qu’il allait l’attaquer, l’éventrer avec cette dague qu’il serrait entre les doigts. Puis il hocha la tête, comme pour lui montrer qu’il était, lui aussi, humain.

Sans un mot, il se retourna enfin et s’accroupit sur les cadavres étendus plus loin. La lune reflétait le liquide rougeâtre qui s’écoulait tout autour, éclairait d’un étrange halo le petit tas formé des corps entremêlés.
Soudain, un autre bruit dérangeant, répugnant. Celui d’une lame qui déchirait, qui découpait lentement dans un froissement de viande pétrie. Un tissu se déchira.
L’homme se retourna à nouveau et tendit un morceau de chair dégoulinant. Il semblait encore chaud.
— Mange.
La petite fille se redressa, jeta un œil sur le morceau proposé et frissonna violemment.
— Mais… c’est maman…
Sa voix se brisa, s’étouffa dans des pleurs horrifiés. L’homme sembla surpris et se figea. Finalement, il lâcha le morceau, le laissa tomber juste devant elle. Un tintement claqua au même instant, résonna un peu plus loin contre une pierre.
C’était un anneau de fer, un petit bijou qui s’était échappé des tissus arrachés.
— C’est maman ! C’est la bague de maman ! continua de pleurer l’enfant, hurlant presque de désespoir.
Elle se rua vers le bruit, attrapa le petit bijou et le serra fort contre elle.
L’homme soupira, visiblement agacé. Il passa une main dans ses cheveux collants et son visage se ferma un peu plus. Les deux membres de son dos se recroquevillèrent, se blottirent dans ses habits de cuir sombre.
— Sois tu manges, soit tu meurs.
Il avait conclu sa phrase d’un ton sec et s’était écarté d’un pas décidé, attrapant au passage un bras (ou peut-être une patte ?) qu’il découpait minutieusement un peu plus loin.
Mais dans le fond, il était choqué.
Dans ce monde où la faim et la peste décimaient les derniers survivants des monstruosités, ce n’était franchement pas le moment de faire la fine bouche.

À suivre

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