Texte : Alyciane CENDREDEAU
Le temps était passé sur les landes grises. Le sang s’était asséché, avait pris cette teinte brune de terre pour se fondre complètement entre les herbes ternies. Plum regardait l’horizon, le nez coincé entre deux lattes de bois qui protégeait l’ouverture – une sorte de fenêtre barricadée que les paysans avaient tenté de renforcer – .
L’enfant soupira. Voilà des semaines qu’ils passaient de ruines en ruines (personne n’oserait parler de ville), qu’ils s’esquintaient sans cesse à fuir les atrocités parsemant leur chemin.
Epuisée par le voyage, elle n’avait cependant pas rechigné quand l’homme en noir lui avait dicté de le suivre. Son instinct de survie était encore trop fort, même si la lueur de ses yeux s’était définitivement éteinte ce soir-là.
Presque par reflexe, elle passa la pulpe de ses doigts contre l’anneau de fer pendu à son cou, tenu par un lacet tâché de rouge et de noir. Le bijou n’était plus tout à fait rond, gondolé par les aléas de sa nouvelle vie. Les longues mèches brunes de la jeune fille fouettèrent son visage, poussées par le vent engouffré entre les planches. Son corps entier frissonna, mais ce n’était pas à cause du froid.
Quelque chose dans l’air lui faisait peur. Voilà quelques jours qu’ils s’étaient abrités dans ce petit hameau plus ou moins épargné, acceptant l’hospitalité des habitants contre l’aide de son nouvel ami. Outre son apparence étrange, ce dernier était très rapide et bon chasseur.
Pour chasser n’importe quoi d’ailleurs.
— Couvre toi, fit une voix derrière elle. Tu vas prendre froid.
— Il y a quelque chose. Je n’arrive pas à dormir, souffla-t-elle d’une voix timide.
— Ne t’inquiète pas. Les géants des monts sont repartis vers le sud. Seuls les hanteurs rôdent encore… Et tu sais ce que ça veut dire ?
Un large sourire lui barra le visage, comme une vilaine cicatrice rayant son teint ciré d’ombre et de blanc. Il rangea l’une de ses dagues qu’il aiguisait soigneusement, la glissa dans un raclement feutré tout contre son torse. Plum regardait le sol mais son ventre grogna.
— Que nous allons manger, finit-il par conclure d’un ton calme mais satisfait.
Elle hocha la tête sans répondre, comme absente. Son regard se perdit à nouveau vers l’horizon, scrutant l’orée de la forêt juste à côté.
— Tu devrais dormir, continua-t-il en lui jetant un œil inquiet à travers ses longs cheveux noirs.
Il se releva enfin, se glissa sous un large manteau de cuir sombre. Plum l’avait remarqué :
Roar veillait à se faire discret et cachait tout ce qui pouvait sembler suspect. Les deux piques qui partaient de ses omoplates étaient tout aussi atroces que les chimères rencontrées, mais la petite fille s’y était presque habituée. Le voir se camoufler commençait à la déranger. L’homme hésita un instant à sortir, puis enfin, se glissa dans le couloir souterrain.
Plum était désormais tout à fait seule. La nuit était tombée, et la brume commençait à se glisser jusqu’à elle, laissant quelques petits nuages de fumée blanchâtre s’immiscer dans la minuscule pièce. Au loin, une corne hurla, comme un cri de loup qui résonnait dans les arbres.
L’enfant continuait d’observer l’extérieur, mais elle ne voyait rien hormis quelques mouvements de torches tremblotantes dans la nuit. Pourtant, son instinct lui soufflait de ne pas bouger, de ne rien rater de ce qu’elle pouvait voir.
A côté, les paysans s’agitaient. Elle ne savait pas si c’était à cause de son ami, ou si autre chose les menaçait dans les ombres. Des murmures venaient jusqu’à elle, des « r » gutturaux roulés avec haine par les quelques survivants du coin. Mais elle avait du mal à comprendre, était-ce « Relar » ? Rouar » ?… « Roar » ? Tout indiquait que c’était le nom de son protecteur, même si elle n’en était pas vraiment sûre. Son sang ne fit qu’un tour, les larmes lui remontèrent aux yeux.
Si jamais il s’était fait prendre… S’ils savaient qu’il n’était pas Homme…
Elle se passa un doigt sur les cils, fit perler la petite goutte coincée au coin de l’œil. La raison lui revenait lentement : en fait, s’ils découvraient qui il était, c’était eux qui étaient en danger. Elle n’avait pas vraiment besoin de paniquer.
Les sons se firent plus clairs, les murmures devinrent des cris.
— Le Renard, le Renard ! entendit-elle finalement d’une femme paniquée qu’elle ne pouvait pas voir.
Plum passa les mains entre les planches, s’approcha un peu plus des interstices pour mieux voir. Dehors, les villageois étaient en ébullition. Elle distinguait leurs silhouettes gesticuler autour, faire barrage à un ennemi invisible qui semblait les terrifier. Un peu plus loin, la forme discrète et noire de Roar se plaquait dans un coin d’ombre.
— C’est l’esprit Renard ! Va-t’en, monstre, laisse-nous !
La jeune fille retint son souffle et s’immobilisa tout à fait. Un instant, elle crut voir quelque chose, un mouvement, un truc entre les branchages. Elle ravala sa salive. D’un coup, comme sortant d’un mirage, une étrange silhouette flamboyante perça l’ambiance nocturne. Elle était longue, fantomatique et pourtant belle et bien réelle, laissant trainer une longue fourrure de feu à son passage. Magnifique. Pourtant, le cœur de Plum s’arrêta : derrière l’éclat de l’ange fauve se mouvait une autre créature, une autre bête immonde et noire. L’enfant ne le percevait pas mais elle le devinait, le sentait dans l’air. Son sixième sens ne l’avait jamais trahi, et il était en alerte maximum. De son côté, Roar semblait aussi l’avoir ressenti. Il s’était glissé un peu plus dans les ombres, laissant les villageois face à leur apparition rougeoyante. Et puis un murmure, un grognement étrange. Un bruit de chaîne cliquetante.
— Fuis, engeance des enfers ! hurla le plus courageux des paysans.
Le grognement se fit plus fort, plus menaçant, comme celui d’une meute sauvage toute entière. Soudain, une lame fendit les airs, fusa vers la créature divine cachée derrière les arbres.
Le couteau frôla l’esprit renard, se planta d’un coup sec sur un tronc juste à côté. Le charme se rompit, et la silhouette ocre replongea dans la brume épaisse. Les fermiers se ruèrent vers le bosquet hanté, mais tout avait disparu. Seul quelques traces jonchaient le sol, comme pour confirmer que ce n’était pas un rêve.
Plum sortit en courant.
— Roar ! Qu’est-ce que c’était ?!
Elle arriva en trombe vers les arbres, repoussa quelques adultes encore tremblants.
L’assassin délogea sa dague, contempla les longs cheveux roux qui s’y étaient emmêlés. Il les attrapa, les entortilla entre les doigts, les lécha avec délectation. Plum prit un air dégoûté.
— Je ne sais pas, dit-il enfin. Mais ça a le goût de l’humain.
— Quoi ? demanda une villageoise, interloquée.
Roar lui lança un regard désintéressé et décida de l’ignorer complètement.
— Merci, jeune homme ! clama enfin un autre survivant un peu plus loin. Vous avez repoussé le mauvais esprit !
A ces mots, plusieurs personnes l’entourèrent, le félicitèrent de sa courageuse action. Roar les écarta d’un geste, se fraya un chemin vers leur abri de fortune.
— Ce n’est pas le moment de se déconcentrer. La nuit ne fait que commencer, finit-il par réciter d’une voix blanche.
Plum se rapprocha un peu plus de lui, murmura sans que personne ne puisse l’entendre.
— Mais… tu l’as vraiment raté… ?
Car c’est bien la première fois, en de nombreuses semaines, que le jeune homme n’abattait pas sa proie. L’œil noir de l’homme s’éclaira de malice, et il sourit à nouveau d’un air étrange.
— Cela peut m’arriver…
— Je ne te crois pas.
Plum prit un air boudeur, comme une enfant qu’on avait écarté d’une discussion de grands. Elle attrapa du bout de ses petits doigts l’une des lanières pendantes à la taille de son compagnon, le suivi sans lâcher prise, le visage renfrogné. Elle voulait savoir.
À suivre…