Texte : Alyciane CENDREDEAU
— Trois grands et un vraiment énorme. Ils sont sur le flanc de la colline…
Kin n’avait pas encore l’habitude des créatures immondes qui avaient envahies le monde, mais elle ne se trouvait pas dépourvue quand elle en croisait malencontreusement. Elle se sentait liée à eux, de la plus effroyable des manières : l’œil, implacable, rodait dans leur tête monstrueuse, les éclairait de sa magie noire. Malgré tout, elle ne connaissait rien, ni de leurs habitudes, ni de leurs déplacements. Leurs nouveaux compagnons, eux, ne vivaient que grâce à ce qu’ils savaient.
Après tout, ils pouvaient devenir utiles.
— Tu as entendu ? répéta l’assassin, penchant la tête pour mieux voir son visage.
La jeune femme hocha du menton, la main serrée sur sa garde. Ses cheveux rouges fouettèrent ses yeux, les plissèrent, lui donnèrent un air sauvage et inquiétant.
— Je peux t’aider si tu veux… continua l’homme, toujours un léger sourire aux lèvres.
Voilà quelques jours qu’ils les avaient amenés avec eux. Kin n’avait plus l’habitude de parler à des humains ; n’avait plus l’habitude de les supporter non plus. Le silence lourd de Palwynn, son compagnon éternel, était le seul échange qu’elle avait eu depuis des siècles. Ouvrir la bouche, répondre à ces questions incessantes lui coûtait. Elle se sentait aussi engourdie, comme si ces longues années l’avaient figée dans le temps. Elle se réveillait doucement de sa léthargie.
— A quoi penses-tu, Renarde ?
— Kin, souffla-t-elle, agacée.
— Tu pars à gauche, et tu lâche ton monstre pour les prendre à revers ?
— Il a un nom… gronda-t-elle un peu plus fort.
— Pal. Pal, tu les prends à revers ?
Le jeune homme s’était redressé, parlant directement à la grande armure attendant derrière eux. Cette dernière ne broncha pas.
— Ha oui, c’est vrai. Tu ne comprends rien à ce que je te dis…
Kin le foudroya du regard, mais elle savait que c’était vain. L’homme ne cessait depuis leur arrivé de les chercher, de les sonder, de les provoquer pour repérer chaque faiblesse sortant de leur part.
Son étude était déstabilisante, mais elle le savait impuissant.
— Nous allons à gauche, et tu les prends à revers, conclut-elle enfin d’un air narquois.
Les sourcils de l’assassin se relevèrent. Il acquiesça cependant, presque flatté.
— Tu me fais enfin confiance ?
La jeune femme soupira.
— Disons que je te laisse une chance…
Tous s’élancèrent alors, comme une meute affamée sur leur proie. Ces bêtes-là étaient grandes, fines et sans aucunes têtes _ ni bouches non plus. Leur peau brune, craquelée, leur donnait des airs de phasmes paisibles, et ils vaquaient lentement tout droit vers le campement. En fait, seuls les corps de trois voyageurs broyés entre leurs grandes mains révélaient le danger réel qu’ils représentaient. Malgré tout, ils ne firent pas long feu. Ils tombèrent rapidement sous les coups des combattants, littéralement coupés en deux par la large épée de Palwynn et s’échouant sans bruit au pied d’une falaise abrupte.
Plum sortit enfin de sa cachette, plaquée derrière un petit buisson plus loin. Elle avait bien sûr refusé de rester au campement, et Roar ne l’aurait pas permis non plus. Elle se rua vers le jeune homme qui flânait près des corps, effleura Kin au passage en ralentissant le pas.
— Que fait-on ? osa la petite fille à voix basse.
Voilà plusieurs jours qu’elle attendait de son côté que son protecteur ne guérisse, toujours affaibli par l’un de ses membres tranchés. Elle s’approcha lentement de lui, alors qu’il s’était assis au milieu des herbes. Le soleil les effleurait de ses rayons dorés, réchauffant à peine ses épaules engourdies. Le sang miroitait, les lames brillaient de mille feux dans un spectacle presque chaleureux. Même le petit collier autour du cou de l’enfant luisait d’une étrange manière.
La guerrière sembla d’ailleurs tiquer, le fixa un instant avec surprise.
— Petite ?
Le regard doux de la petite fille se leva vers la femme, hésitant. Elle avait presque sursauté en entendant sa voix, pourtant calme et posée.
— Madame ? murmura-t-elle.
— Cette bague, où l’as-tu eu ?
L’enfant posa machinalement sa main sur l’anneau.
— Il était à ma mère.
— Je vois…
Kin s’approcha un peu plus, voulut mieux l’examiner.
— En quoi le bijou d’une enfant peut donc bien vous intéresser ? interrogea Roar qui s’était accroupi à côté.
Il avait sorti l’un de ses poignards, attrapant un corps qui traînait là.
— En rien… souffla la jeune femme. Il ressemble à quelque chose…
Plum resta interdite, ne sachant quoi dire.
— Il est magique… ? interrogea l’enfant d’une toute petite voix.
— Ha… s’il était magique, ce ne serait pas forcément une bonne nouvelle, petite…
Kin avait répondu d’un ton cassé, presque douloureux. Elle détourna un instant le regard, un sourire crispé accroché à la mâchoire.
Roar se releva enfin et demanda, curieux, les mains dégoulinantes de sang.
— Vous avez eu des ennuis avec un magicien… ?
La Renarde croisa les bras, pensive. Elle hésita un instant, puis se décida enfin.
— Une sorcière…
— Une sorcière ? Celle qui a fait ça à ton ami ? souffla le jeune homme en noir.
Soudain, le visage de la guerrière se figea. Elle plongea son regard dans la face cireuse de son interlocuteur, dans ses sourcils plissés, dans ce sourire étrangement ironique. Cela ne semblait pas le surprendre.
— Tu connais la magie ?
Les canines du jeune homme se montrèrent un peu plus, les lèvres figées dans un rictus amusé. — Non tu crois ? Tu ne m’aurais pas bien vu, par hasard ? Penses-tu que tous ces innocents fœtus naissent déformés comme moi ?
La guerrière se mordit la lèvre. Après tout, elle n’avait pas surveillé l’humanité depuis longtemps, elle ne savait pas ce qui était rare ou non. Presque par réflexe, elle toucha du bout des doigts l’un de ces bras d’os et de chair collés au dos de l’assassin. La chose frémit aussitôt.
— Pas facile pour s’habiller… commenta l’homme, malicieux.
— C’est la magie qui t’a fait ça ?
Roar hocha lentement la tête.
— Les humains sont prêts à tout pour survivre. Pour trouver la rédemption. Surtout quand le monde autour d’eux s’écroule. Quitte à croire en des entités qui les dépassent. A leur sacrifier leur vie, leur âme…
— Leurs enfants, continua Kin, la gorge serrée.
L’assassin sourit.
— Jusqu’où peut-on aller pour sauver l’un de ses proches… ?
Il fixa longuement la jeune femme qui restait interdite. Enfin, il s’accroupit à nouveau, recommença à jouer de sa lame sur les corps laissés là dans un bruit poisseux. Il reprit cependant d’une voix nonchalante :
— Je sais où trouver une sorcière, si tu veux…
D’un geste vif, la femme se retourna tout à fait vers lui.
— Où ça ?
Roar continuait à s’affairer, le nez pointé vers le sol.
— Vers le nord… Par contre, elle ne sera pas très coopérative…
— On fera en sorte qu’elle le devienne… murmura la jeune femme, les yeux brûlants.
Elle observa un instant son ami en armure, Palwynn, qui restait immobile un peu plus loin.
— Tu veux que je t’y emmène ? demanda Roar d’un ton amusé.
La Renarde soupira.
— Quel est ton prix, Chacal ?
Le petit rire malicieux de l’homme sonna dans l’air orangé.
— Tends ta main.
La femme hésita un instant, cligna lentement de ses longs cils noirs. Elle s’exécuta enfin. D’un coup, Roar y claqua un carré de viande fraîchement découpé de la cuisse d’un voyageur, dégoulinant sur la main blanche de la dame.
— Allez, nous vous ferons un prix d’ami. Et faisons la fête ce soir, nous avons de quoi nous régaler !
Plum juste à côte se fit encore plus petite, honteuse.
— Pardon, pardon, madame… murmura-t-elle, d’une voix à peine audible.
L’assassin éclata de rire et continua d’une voix noire et grinçante :
— Bon appétit !
À suivre…