Texte : Alyciane CENDREDEAU
— Tu es vraiment dégoûtant…
Roar leva la tête, un air étonné. Il avait mordu à pleine dent dans la viande à peine grillée, arrachait avec ardeur les filaments qui restaient vainement accrochés. Le sang perlait encore sur ses doigts, mais pourtant aucune goutte ne glissait jusqu’au sol. Plus qu’un carnivore, il était un magicien. Il lécha enfin son index avec appétit, offrit un petit morceau à la petite fille assise à côté.
— Étonnant de voir un esprit refuser de manger de la chair humaine… répondit-il enfin sans regarder la jeune femme.
— C’est plus étonnant encore de voir un humain en manger… protesta cette dernière, répugnée.
Et je ne suis pas un esprit…
— Je ne suis pas vraiment humain, jolie renarde…
Kin hocha la tête vers Plum qui grignotait un morceau sans rien dire.
— Elle, elle l’est.
Roar soupira, tendant un steak saignant à l’armure qui restait immobile.
— Je n’aime pas le gâchis. Ils étaient encore frais…
— Tu as vraiment un rapport étrange avec la nourriture, conclut Kin, dépitée.
Le jeune homme jeta un œil sur son visage fermé, laissa traîner un œil amusé sur son épaule blanche, la même qu’il avait goûtée quelques jours auparavant. Elle était redevenue intacte et sans trace. Une réserve infinie, lui souffla une voix dans sa tête. Kin sembla comprendre, fronçant les sourcils d’un air guerrier.
— Ose seulement…
— Non, non… nous sommes amis, maintenant, voyons. Je ne mange pas mes alliés. Ou seulement s’ils meurent.
Kin fit la grimace.
— Tu es vraiment un charognard…
— Oui, souffla-t-il simplement.
Un long silence s’installa, alors que le feu crépitait entre eux. Plum continuait docilement à manger ; Palwynn, toujours caché sous son armure, restait assis dans un coin. Presque machinalement, ce dernier ouvrit enfin son heaume, passa un morceau de viande entre ses mâchoires décharnées. Roar n’avait qu’à peine vu son visage émacié, sa peau grisâtre et ses yeux vides encadrés par une chevelure raide et noire. Il n’avait encore jamais retiré son immense boîte de plate, protégé à la fois des coups et des regards.
— Tu ne le libères pas de temps en temps ? demanda enfin l’assassin à sa nouvelle partenaire.
— Je ne peux pas, dit-elle d’une voix blanche.
Sa réponse ne réclamait cependant aucun commentaire, et Roar se tut pour une fois sans en rajouter. Il avait pourtant encore de quoi la torturer, mais il était lui aussi fatigué.
— Qu’il boive un peu, alors !
Il sortit d’un geste une flasque cabossée de ses affaires, la tendit vaillamment au golem de fer.
De ce que j’en sais, de vives émotions pourraient le faire revenir à la réalité, continua-t-il d’un ton mystérieux.
— Kin attrapa la flasque, jeta sa large chevelure de feu en arrière et but une rasade.
— Une vive émotion, hein ?
Elle s’essuya les lèvres d’un revers de la main. Le goût brûlant de la boisson lui piqua la langue, et elle se demanda un instant ce que c’était. Finalement, elle préférait l’ignorer.
— La peur, la colère… lista le jeune homme d’un ton nonchalant.
Palwynn tourna légèrement son regard vers Roar, comme si dans un effort immense, il revenait à lui. Pourtant, il ne bougeait pas.
— La jalousie… souffla encore l’assassin, un sourire aux lèvres, plantant ses yeux dans ceux du guerrier maudit.
Personne ne semblait l’avoir entendu, mais il sentit aussitôt une étrange aura ressortir de l’armure. Une aura de haine. De destruction. Aussitôt, Plum se blottit contre son protecteur.
Elle aussi, elle l’avait perçue. Elle gémit, comme submergée par cette attaque silencieuse, fourra son nez contre le flanc de Roar.
— Tu ne dois pas… murmura-t-elle en tremblant.
Roar s’adoucit aussitôt, posa une main tendre sur le front de l’enfant.
— Tu ne dois pas l’approcher… continua-t-elle en sanglotant presque.
— Ne t’en fais pas, répondit le jeune homme.
Kin de son côté ne semblait pas y prendre garde. Elle avala une dernière rasade d’alcool, s’allongea contre Palwynn en soupirant d’aise. Elle tendit enfin la fiole à son ami qui ne bougeait toujours pas.
— Cela fait des siècles que je n’avais pas bu.
— Alors buvons ! continua Roar avec enthousiasme, reprenant la flasque laissée tendue dans le vide. — Qu’y a-t-il de mieux à faire ?
— Oui… soupira la guerrière rousse. Et demain nous partirons vers le nord.
— Vers le nord ? s’interrogea l’homme en noir.
— Vers le nord… ? tremblota Plum, inquiète.
— Pour trouver cette sorcière, compléta Kin d’un ton sévère.
— Ha oui, ta sorcière… !
Roar but cul sec en riant à ces mots.
Plum s’était réveillée bien avant le soleil. Elle avait entendu le murmure de la nuit, écouté le souffle paisible de son ami allongé juste à côté, attendu sans un bruit. Lassée, elle avait ensuite préparé, tout doucement, leurs quelques affaires. Dans le noir, l’armure veillait toujours, la regardait de son air menaçant ; mais elle avait essayé de ne pas y prendre garde. C’était comme ignorer le prédateur qui vous observe dans l’ombre : c’était contrenature. Alors quand elle entendit le grognement de Roar, ses borborygmes douloureux, elle était soulagée. Son ami se leva enfin, se frotta lentement les yeux en gémissant. Il avait définitivement trop bu.
— Bonjour ! entonna Plum pour briser le silence.
— Mmmmhhh…
Roar était pourtant du matin, et même du soir. Mais visiblement, il n’y était pas allé de main morte. Un peu plus loin, Kin soupirait en se tenant le crâne. Elle se redressa lentement.
— Mais qu’est-ce que tu nous as fait boire… ? demanda-t-elle enfin après quelques longues minutes de lutte.
Roar ria en se tenant le front.
— Ha… ! Ma tête va exploser… continua-t-il sans répondre.
La femme se leva finalement d’un coup, s’étira sans un mot.
— Qu’importe, allons-y, conclut-elle d’un ton vigoureux.
Elle tira les chaînes de son ami en armure, le fit se lever. Roar leur jeta un œil admiratif.
— Tu te reprends vite…
Kin fit un long sourire, ses lèvres fines et rouges colorant son visage.
— Il m’en faut plus pour m’arrêter.
— Je n’en doute pas…
L’assassin gémit une dernière fois avant de se lever, attrapa ses affaires déjà mises en ordre, remercia Plum d’un sourire ravi.
— Tu es vraiment ma préférée, s’exclama-t-il à la jeune fille.
— Je sais, souffla-t-elle.
À suivre…