Texte : Alyciane CENDREDEAU
Le ciel s’était enfin coloré d’or, les routes étaient redevenues praticables pour ceux qui en connaissaient les dangers. Derrière les vastes monts se profilaient la silhouette de géants affamés, de monstres horribles qui massacraient à vue – c’était une façon de dire puisqu’ils n’avaient pas d’yeux – toute vie sur leur passage. Pourtant rien n’arrêtait le petit groupe qu’ils avaient ainsi formés.
Plum avait pris l’habitude de voyager mais le nombre grandissant, la présence d’une femme aussi, lui rappelait quand elle fuyait le Désastre avec ses parents. Elle ne voulait pas aller au nord, ne voulait pas croiser cette sorcière dont parlait Roar. Mais elle ne voulait pas non plus se séparer de lui.
La magie dont on lui parlait depuis enfant, les sentiments d’horreur qu’elle ressentait depuis des lustres, tout cela ne comptait pas plus que celui qui la protégeait. Lui aussi sentait la mort, comme elle l’avait senti ramper sur ses parents, sur sa mère qui priait chaque lune de lui donner la force de survivre. Elle savait que quelque chose clochait en elle, mais comme tout clochait dans ce monde, cela n’avait plus beaucoup d’importance. Elle serra son anneau, souffla devant elle pour former un petit nuage glacé brillant au soleil. Tout est magie pour ceux qui savent la voir.
Plum marchait donc sans broncher, des jours durant s’il fallait. Ce n’étaient pas tant ses pieds douloureux, saignants presque dans ses chausses trouées, ni même le regard froid de la bête en armure qui les suivait qui la dérangeait. C’était plutôt cette proximité qui s’installait, qui s’immisçait entre eux et les nouveaux arrivants. Elle était jalouse de cette belle guerrière rousse, de cette Renarde qui venait leur dicter leur chemin. Elle était en colère contre Roar qui se laissait mener, trop curieux pour ne pas suivre sa propre voie. Qui les dirigeait vers un danger ô combien périlleux pour lui, et lui seul. Elle ne savait pas comment elle le savait, mais elle le savait.
Il lui arrivait parfois de voir l’avenir, et il s’était avéré qu’elle ne s’était jamais trompée. C’est aussi à cause de ça que sa famille vivait en marge des derniers groupes de survivants. Elle avait vu ses parents mourir, et ils étaient bel et bien morts. Chaque pas lui coûtait donc bien plus qu’on ne pouvait l’imaginer, et elle soupirait chaque jour passant de se rapprocher du but. Tout cela ne pouvait pas bien se terminer.
Voyager vers le nord n’était pas chose aisée, les vastes plaines souvent surveillées par des créatures en tout genre. Pire encore, les humains étaient devenus complètement fous, guettant en petits groupes épars et échevelés, brandissant fourches et drapeaux mystiques de divinités vengeresses.
Ils étaient sales, décharnés, désespérés, s’accrochant aux voyageurs comme des hystériques affamés. Le petit groupe, aussi fort pouvait-il être, devait surveiller sans cesse ses arrières.
— L’ Œil voit tout, l’Œil sait tout ! Il vous amènera tous dans les profondeurs putrides des Enfers ! hurlait un vieillard à moitié nu à l’entrée d’une vieille ruine fumante.
Il était couvert de sang, les yeux révulsés dans une transe macabre, se rua enfin vers eux la bave aux lèvres. Il n’eut pas le temps de les toucher qu’il se stoppa net, le ventre transpercé.
L’une des pattes monstrueuses de Roar l’avait piqué, traversé de part en part, dépassant de l’autre côté son dard acéré. Le vieil homme s’écroula enfin, attrapant presque avec vénération le membre grotesque.
— Un envoyé, vous êtes…
Le vieillard n’eut le temps de finir, vomissant une gerbe de sang avant de s’écrouler complètement, un sourire aux lèvres.
Roar se retourna vers ses alliés d’un air enthousiaste, les yeux pétillants de joie.
— Bienvenue chez moi !
— Chez toi… ? interrogea Kin, interloquée. Je dois dire qu’ils ont l’air tous aussi fous que toi…
L’homme éclata de rire, essuyant du revers le sang dégoulinant sur sa pique. Il rayonnait, comme s’il était heureux de faire découvrir les beautés de sa région natale.
Plum lui sourit timidement, emportée par sa bonne humeur.
— Tu veux dire… qu’il y a ta maison ?
L’enfant fouilla les décombres du regard, se demandant bien si une famille pouvait encore vivre là.
— Je doute qu’il y ait encore des maisons ici, petite… marmonna Kin en tirant la chaîne de son ami. Avançons avant de nous faire encercler.
Des yeux remplis de soifs et de meurtres les entouraient déjà, rôdant dans l’ombre en murmurant. Ils gardaient cependant encore une distance respectueuse.
— Les gens d’ici… ou ce qu’il en reste… sont très croyants, continua Roar. Nous nous dirigeons vers un lieu sacré. Nous risquons encore d’en croiser. Ça en plus du reste…
Il jeta un œil derrière lui, contempla un instant Palwynn qui s’avança d’un pas pesant.
— Tu vas voir, tu auras ton petit succès, là où on va.
Il lui décocha son sourire le plus amusé, évitant soigneusement l’air renfrogné de Kin.
Ils continuèrent enfin quelques kilomètres jusqu’aux limites d’une falaise plongeant directement dans un vide abyssal, laissant derrière eux les petites troupes de croyants terrifiés.
Le vent soufflait, venait jusqu’à eux, les repoussait par bourrasques puissantes. Juste en face, un long pont de bois pourri et noir se balançait, pendait presque comme une loque entre les deux immenses murs de pierre.
A vrai dire, c’était plutôt quelques cordes attachées là qu’un vrai pont, puisque la moitié des lattes étaient déjà tombées depuis longtemps. Tout indiquait l’usure et le temps, l’humidité et la moisissure. Personne ne devrait passer par cet endroit.
Kin s’arrêta, repoussa d’un geste ses longs cheveux rouges agités par le courant d’air froid.
— Ça ne résistera jamais à Pal… souffla-t-elle.
— On a qu’à le laisser ici ! proposa l’assassin.
La guerrière ne releva pas, plongeant son regard dans le tréfonds du ravin. Quelque chose y bougeait, rampait sur le sol et sur les murs, nageait au milieu d’os blanchis par le temps.
Elles étaient plusieurs, avec de longues pattes effilées et d’étranges mandibules affûtées.
— Qu’est-ce que c’est… ? demanda-t-elle enfin à l’homme en noir.
Roar secoua la tête, las.
— Un lieu de culte. Ils y lancent leurs bébés, laissent leurs enfants traverser ou tomber. Les arachs s’occupent de ceux qui ont échoué.
— Mais pourquoi ? gémit Plum, terrifiée.
Le jeune homme lui sourit d’un air triste.
— Car la magie implique de grands sacrifices. N’est-ce pas ?
— Il redirigea son regard vers la Renarde qui resta coite.
— Qu’est-ce qu’on fait… ? demanda encore Plum, toujours apeurée.
La main gantée de Palwynn les repoussa d’un coup, les coupant dans leur discussion. Le métal glacé fit l’effet d’une décharge sur la peau de la jeune fille qui sursauta. Le guerrier grogna un instant, et, avant même qu’ils puissent le retenir, il se jeta dans le vide.
— Palwynn ! cria Kin, emportée par les chaînes qu’elle avait attachées à sa taille.
— Elle n’eut le temps d’en dire plus, happée elle aussi par le vide, emportée par le poids de son ami. Pourtant, elle ne cria pas.
Plum hurla.
Roar s’accroupit en soupirant, essaya vainement de voir ses deux camarades plongés dans le gouffre.
— Plum, monte sur mon dos…
— Pourquoi ? demanda-t-elle, les larmes aux yeux.
— Car il va bien falloir les rejoindre… marmonna-t-il, agacé.
— D’un geste agile, il attrapa l’enfant, l’arrima à lui avec l’une de ses ceintures.
— Serre moi fort et ferme les yeux, souffla-t-il d’un ton calme.
— Mais on va…
— Oui… souffla-t-il, presque las.
Enfin, d’un pas, il plongea à son tour dans le vide.
À suivre…